Le numérique, accélérateur de croisssance

Reconstruire l’Europe digitale : l’open source au service de l’innovation et de l’indépendance


Jacqueline Sala
Vendredi 18 Juillet 2025


La feuille de route publiée par l’Alliance européenne pour les données industrielles, l’Edge et le Cloud se présente comme un document stratégique majeur. Pourtant, derrière le vernis technique et les formules unanimistes, subsistent des zones d’ombre sur les moyens concrets alloués et sur l’articulation réelle entre États membres. L’appel à une « mobilisation collective » doit faire ses preuves.




Des promesses d’indépendance à relativiser

L’accent mis sur la réduction de la dépendance aux fournisseurs extra-européens est légitime. Toutefois, l’idée selon laquelle le simple recours aux solutions open source garantirait une souveraineté renforcée oublie la complexité des chaînes d’approvisionnement. Les briques logicielles nécessitent souvent des composants matériels propriétaires et des services cloud dominés par trois géants américains, sans parler des enjeux de maintenance à long terme.

Dans sa réponse au rapport Draghi sur la compétitivité, le collectif EuroStack plaide pour placer l’open source au cœur de la stratégie européenne :

  • La transparence et la possibilité d’audit constituent des atouts indéniables
  • En revanche, l’absence de modèle économique stable pour de nombreux projets open source peut freiner l’engagement industriel sur le long terme.
  • Les communautés européennes sont encore fragmentées et manquent parfois de coordination, ce qui crée un risque de duplication des efforts et de dispersion des ressources.
Viser des domaines sensibles comme la santé, l’énergie ou la défense est louable. Toutefois, ces secteurs sont soumis à des normes très strictes de certification et de sécurité. Transformer un prototype open source en solution opérationnelle certifiée exige des ressources financières et humaines colossales. Or, le rapport manque de chiffrages précis sur le budget nécessaire et sur les calendriers de déploiement.

« The Open Source Way to EU Digital Sovereignty & Competitiveness » se présente comme un guide complet, mais reste avant tout un manifeste politique. Les jalons et les métriques de succès sont trop vagues pour servir de boussole fiable aux décideurs. Reste à espérer que l’Europe traduise ces grandes intentions en actions pilotées, sinon la souveraineté numérique risque de demeurer un idéal lointain.


Partenariats public-privé : un équilibre délicat

Le rapport mise sur une convergence des univers académique, industriel et institutionnel, mais omet de préciser comment concilier les logiques parfois contradictoires de ces acteurs.
Les entreprises cherchent des retours sur investissement rapides, quand les organismes publics privilégient la traçabilité et la conformité réglementaire. Sans cadre contractuel clair, cette « collaboration renforcée » pourrait tourner au compromis mou, enfermant l’Europe dans des projets peu ambitieux.

Ils estiment qu’un « Eurostack » – écosystème technique européen ouvert et interopérable – est indispensable pour réaliser ces ambitions.


L’éclairage des régions et petits États

Les retours venus des régions et des petits États complètent cette perspective en soulignant l’opportunité offerte par l’open source pour bâtir des infrastructures numériques à la fois sur mesure et conformes au RGPD.
Des déploiements réussis de solutions comme Nextcloud ou Matrix démontrent que, même sans les moyens financiers des grandes métropoles, il est possible de stimuler l’économie locale en formant et en retenant des talents autour de projets collaboratifs.

Malgré ce large éventail de points de convergence sur l’intérêt stratégique de l’open source, plusieurs zones d’ombre persistent.

Le manque de mécanismes de financement pérennes et l’absence d’alignement clair entre marchés publics, politique industrielle et programmes européens risquent de réduire la feuille de route à un manifeste séduisant sur le papier, sans garantie de traduire ces ambitions en réalisations concrètes.


Un manifeste plutôt qu’une feuille de route opératoire

La feuille de route « The Open Source Way to EU Digital Sovereignty & Competitiveness » ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes de l’information stratégique. Certains voient dans ce document l’amorce d’une véritable politique industrielle dédiée à l’open source, capable d’inscrire ces technologies au cœur du Green Deal ou de l’AI Act. Selon la directrice d’OpenForum Europe, cette initiative aurait même mérité la mise en place d’un réseau d’Open Source Project Offices pour structurer et financer efficacement les projets européens.
 

Lors du EU Open Source Policy Summit 2025, les intervenants ont mis en lumière plusieurs contradictions.
La nécessité de réguler les géants du numérique ne suffit pas à combler l’écart avec des alternatives souveraines, a averti une économiste réputée. Une experte de la Sovereign Tech Agency a rappelé que la souveraineté numérique passe d’abord par la maintenance et la sécurisation des systèmes existants, plutôt que par une quête effrénée d’innovation permanente.
Un représentant de la Commission européenne a, quant à lui, regretté l’absence de financements durables, qui laisse les projets open source vulnérables dès la fin des subventions initiales.
Enfin, des voix issues de la communauté open source ont dénoncé le décalage persistant entre un discours « open by default » et des marchés publics toujours majoritairement tournés vers des solutions propriétaires, privant l’Europe de l’élan industriel nécessaire.
 

Le collectif EuroStack Initiative apporte une perspective chiffrée : l’open source contribuerait déjà pour plus de 65 à 95 milliards d’euros au PIB de l’Union européenne et pourrait générer jusqu’à 100 milliards supplémentaires en cas d’augmentation de 10 % des contributions. Dans leur réponse au rapport Draghi, ses membres insistent sur l’intégration de l’open source dans les marchés publics, la corrélation avec les objectifs de décarbonation et la modernisation des PME par des subventions ciblées et des programmes de montée en compétences.
 

Les retours des petites régions et des États plus modestes viennent enrichir ce débat : pour eux, l’open source représente l’opportunité de bâtir des infrastructures numériques sur mesure, de respecter strictement le RGPD et de maintenir localement des talents formés aux technologies émergentes. Les déploiements réussis de Nextcloud ou de Matrix sont souvent cités en exemples, démontrant que même sans la puissance financière des grandes capitales, l’innovation collaborative peut s’ancrer durablement sur un territoire.
 

Malgré ces points de convergence autour de l’intérêt stratégique de l’open source, plusieurs zones d’ombre persistent. Les experts s’accordent sur le manque de mécanismes de financement à long terme et sur la nécessité d’aligner marchés publics, politique industrielle et programmes européens pour transformer les intentions en réalisations concrètes. Sans cette cohérence opérationnelle, la feuille de route risque de n’être qu’un simple manifeste politique, aussi séduisant soit-il sur le papier.

 

Sources

Reconstruire l’Europe digitale : l’open source au service de l’innovation et de l’indépendance
 
  1. Commission européenne – « Feuille de route thématique sur l’open source et contributions aux principes de confiance communs » (08 juillet 2025)
    Ce dossier présente la version officielle de la feuille de route, ses recommandations techniques et son cadre réglementaire.

     
  2. https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/news/thematic-roadmap-open-source-and-inputs-common-trust-principles
     
  3. OpenForum Europe – « Investing in Open Source Sustainability and Security: OFE’s Proposal for an EU Sovereign Tech Fund » (avril 2025)
    Ce livre blanc détaille un modèle de financement pérenne pour les projets open source européens, avec un focus sur la sécurité et la résilience.
    https://openforumeurope.org/investing-in-open-source-sustainability-and-security-ofes-proposal-for-an-eu-sovereign-tech-fund/

     
  4. Network of Centers – « Open Source Policy and Europe’s Digital Sovereignty: Key Takeaways from the EU Open Source Policy Summit » (mai 2025)
    Compte rendu complet des débats, critiques et propositions issus du dernier sommet bruxellois sur l’open source et la souveraineté numérique.
    https://networkofcenters.net/news/open-source-policy-and-europe’s-digital-sovereignty-key-takeaways-eu-open-source-policy-summit

     
  5. ESCra – « Digital Sovereignty in the EU Context: How Open-Source Approaches Can Help Small Regions Achieve Strategic Autonomy » par Ella Madenach (décembre 2024)
    Analyse des enjeux pour les territoires plus modestes, avec des études de cas sur Nextcloud, Matrix et Gaia-X.
    https://www.escra.de/post/digital-sovereignty-in-the-eu-context-how-open-source-approaches-can-help-small-regions-achieve-str