Le Déclin des Illusions et l’Avenir des Conflits
Dans son dernier essai "Déclinocène", publié aux éditions Fayard, Alain Bauer poursuit son entreprise de déconstruction des illusions de la « globalisation heureuse », qu’il rebaptise désormais « globalisation piteuse ». L’auteur décrit un monde entravé par des blocages stratégiques majeurs, qu’il qualifie de « thrombose géopolitique ». Cette paralysie se manifeste par des crises concrètes, comme le blocage de la mer Rouge par des tirs de missiles, une situation jugée « désastreuse » pour des pays tels que l’Égypte.
Face à cette accumulation de tensions, Alain Bauer pointe l’incapacité des puissances occidentales à comprendre les dynamiques internationales et à élaborer une véritable stratégie. Les Européens apparaissent particulièrement vulnérables : prompts à protester, mais dépourvus des moyens de leur propre défense, notamment dans le domaine de la lutte anti-drône. Leur dépendance aux équipements militaires américains illustre cette fragilité, soumise à ce que l’auteur appelle « la théorie de la vie américaine » — une règle implicite qui interdit l’usage du F-35 sans se conformer aux conditions fixées par Washington.
Le Modèle Coréen en Ukraine et l'Inflexible Posture Russe
La guerre en Ukraine n’est pas près de s’achever. L’offensive diplomatique de Donald Trump pour arracher un « cessez-le-feu » ne serait qu’un répit, une suspension des armes sans véritable paix. Alain Bauer rappelle que le scénario le plus vraisemblable est celui de la Corée : un armistice figé dans le temps, qui dure des décennies, mais ne règle rien.
La Russie, fidèle à une stratégie séculaire héritée de Pierre le Grand — « perdre, perdre, perdre, puis gagner » — mène une guerre d’attrition où l’épuisement de l’adversaire compte plus que ses propres pertes. Les Russes, « capables de souffrir comme personne », pratiquent l’escalade pour obtenir la désescalade, une logique que l’Occident, englué dans son « pas d’escalade », ne saisit pas.
Mais derrière l’inflexibilité affichée de Vladimir Poutine se cache une réalité brutale : la Russie se vide de sa jeunesse, amputée d’un million de fuyards et d’un autre million de morts ou de blessés graves. Sa banque centrale elle-même admet que l’argent manque pour financer la guerre, tandis que l’industrie militaire souffre d’un déficit d’un million de bras. Le pays est condamné à rester enfermé dans une économie de guerre, prisonnier de ses failles démographiques et économiques.
Et l’Occident n’est pas exempt de responsabilités. L’administration Biden est accusée d’avoir prolongé le conflit, tandis que Washington et Londres sont pointés du doigt pour n’avoir pas respecté les engagements des mémorandums de Budapest, censés garantir la souveraineté de l’Ukraine en échange de son arsenal nucléaire. Bauer souligne que la guerre aurait pu être évitée si l’Occident avait agi avec plus de courage et moins d’erreurs — en donnant à Kiev les moyens de sa défense, par exemple en instaurant une zone d’exclusion aérienne.
Réorientation Stratégique : Chine, Proche-Orient et Ressources
La stratégie actuelle des États-Unis, amorcée sous Barack Obama, repose sur le « pivot pacifique », une réorientation visant à contenir l’influence croissante de la Chine. Toute perturbation de cette réorganisation — qu’elle soit industrielle, commerciale, technologique ou militaire — est perçue comme un obstacle à éliminer rapidement.
Dans ce contexte, la Russie cherche à préserver une Union européenne économiquement solide, mais dépourvue d’ambitions militaires. Fait notable, Washington partage largement cette approche. Quant aux relations Est-Ouest, l’histoire rappelle que la paix se négocie toujours avec ses adversaires.
Au Proche-Orient, Donald Trump tente de maintenir un équilibre entre ses alliances avec Israël, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. L’idée d’un « accord global » est évoquée, mais la réalité demeure complexe : les dirigeants arabes restent peu enclins à soutenir les Palestiniens, hostiles au Hamas, tout en nourrissant une méfiance persistante envers les Juifs. Depuis 1949, la région vit sous une paix fragile, rythmée par des cessez-le-feu précaires.
Par ailleurs, la « thrombose géopolitique » s’accentue avec la mainmise de quelques dirigeants sur les grands corridors commerciaux multimodaux. Ces routes, conçues en marge du dollar et des puissances occidentales par la Chine (Xi Jinping), la Russie (Vladimir Poutine) et la Turquie (Recep Tayyip Erdogan), sont déjà opérationnelles. Elles ont réduit de 40 % le trafic du canal de Suez en un an et servent aussi de vecteurs à des trafics illicites : amphétamines comme le Captagon, armes ou encore espèces protégées.
Le Grand Remplacement par l’Intelligence Artificielle
La démographie française illustre un déclin interne : pour la première fois en 2025, le pays aura plus de décès que de naissances. Si l'immigration a historiquement servi de « modèle social de survie » (compensant les pertes démographiques des guerres mondiales), le véritable « grand remplacement » qui arrive est celui généré par l'intelligence artificielle et la robotisation.
L'accélération de l’IA et de la robotisation menace de liquider une partie essentielle de la capacité productive humaine. Les classes moyennes supérieures (journalistes, documentalistes, enseignants, juristes, comptables, et même les codeurs) seront les premières victimes. Les robots sont capables d'exécuter de nombreuses tâches 24h/24, sans maladie ni demande d'augmentation.
Les estimations les plus pessimistes prévoient que 99 % des humains productifs deviendraient inutiles, ne laissant que 1 % de « génies » qui fabriqueront l'IA, avant d'être éliminés eux-mêmes par celle-ci. Contrairement aux vagues de mécanisation précédentes, où les ouvriers pouvaient être recyclés, les classes moyennes supérieures sont « trop formées » pour lutter contre l'efficacité et la rapidité des machines.
Ce processus soulève une question fondamentale : comment gérer une population massivement rendue inutile ? Les solutions possibles sont soit l'établissement d'un tout nouveau modèle social basé sur un revenu minimum universel financé par la productivité de l'IA (jusqu'à ce que l'IA se demande pourquoi elle paierait pour les humains), soit une déstabilisation généralisée pouvant mener à une révolte des Luddites contre la machine.
L'Impératif de l'Analyse Stratégique
La gestion des crises actuelles se complique sous l’effet conjugué de la « thrombose géopolitique » et de l’impact de l’informatisation sur la qualité de l’information. Alain Bauer met en garde contre une tendance croissante à la « monochromie » et au « flux tendu », qui privilégient la rapidité et la superficialité au détriment de l’analyse des enjeux complexes.
Dans ce contexte, l’urgence est de réagir plutôt que de céder à l’inertie. L’approche géopolitique doit permettre de dépasser la surface des discours dominants, afin de comprendre les dynamiques contemporaines et d’anticiper les crises à venir. Comme le souligne Alain Bauer, « cette journée est une tentative de réaction à la monochromie et au flux tendu, destinée à capter l’attention d’un public averti sur les défis qui se profilent et sur les moyens d’y apporter des corrections ».
Crises et monochromie : quand l’analyse ouvre une brèche d’espérance
Alain Bauer dresse un constat sombre, marqué par la fragmentation géopolitique et l’appauvrissement du débat public, où la superficialité menace de masquer l’essentiel. Sa vision, profondément pessimiste, laisse entrevoir un avenir dominé par les crises et les blocages. Pourtant, quelques lueurs d’espoir subsistent : la lucidité face aux dangers et la volonté de repenser nos modèles pourraient encore ouvrir la voie à des corrections, si tant est que nous choisissions d’agir.
A propos d'Alain Bauer
Alain Bauer est l’un des principaux criminologues français. Professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), il a contribué à institutionnaliser cette discipline en France et à la rendre accessible au monde académique.
Conseiller auprès de plusieurs gouvernements sur les questions de sécurité et de terrorisme, auteur de nombreux ouvrages, il s’est imposé comme une voix influente dans l’analyse des menaces contemporaines et des mutations géopolitiques.
Ancien Grand Maître du Grand Orient de France, il continue de marquer le débat public par ses réflexions sur la criminalité, la sécurité et l’évolution des sociétés face aux crises.
Entretien mené par Pascal Boniface
Pascal Boniface st géopolitologue et fondateur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Figure reconnue du débat public, il s’est imposé par ses analyses sur les rapports de force mondiaux et par ses nombreux ouvrages qui ont contribué à rendre la géopolitique accessible à un large public.
La chaîne YouTube animée par Pascal Boniface, "Comprendre le monde " propose des analyses géopolitiques accessibles, avec des entretiens, des décryptages d’actualité et des réflexions sur les grands enjeux internationaux.

Accueil



