Intelligence des risques

Risque épistémique, risque image et guerre des perceptions : le cas de l’attaque de l’ambassade de France à Kinshasa. Pascal Cohet.


Jacqueline Sala
Lundi 19 Mai 2025


Si la dimension informationnelle est centrale dans la guerre des perceptions, la dimension épistémique n’est pas à négliger. C’est ce que nous rappelle le cas de l’attaque de l’ambassade de France à Kinshasa, alors qu’un rapport universitaire commandé par l’Élysée avait été suivi d’un rapprochement diplomatique avec Kigali dans un contexte d’opérations informationnelles russes ciblant l’image de la France en Afrique, sans tenir compte de la perception du régime rwandais sur le continent.



Risque épistémique, risque image et guerre des perceptions : le cas de l’attaque de l’ambassade de France à Kinshasa. Pascal Cohet.

Kinshasa, 28 janvier 2025 : attaque de l’ambassade de France

Le 28 janvier des manifestants attaquent l’ambassade de France à Kinshasa, protestant contre l’inaction internationale face aux attaques du M23, soutenu par le Rwanda, dans l’est de la RDC. Cette attaque - qui était prévisible - s’explique en particulier par la perception des relations entre la France et le Rwanda, qui a été impactée par le rapprochement diplomatique opéré à la suite de la publication du rapport Duclert sur une éventuelle responsabilité française dans le génocide rwandais.

Les rapports Muse et Duclert

En avril 2021, le gouvernement rwandais publiait un rapport qu’il avait commandé au cabinet états-unien Levy Fires- tone Muse sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis. Ce rapport est conforme à ce qu’il est possible d’attendre d’un cabinet d’avocats états-unien : un document au mieux inexploitable.
L’Élysée avait pour sa part commandé un rapport analogue à un groupe d’historiens sous la direction de Vincent Duclert, ce qui devait permettre de solder la question du rôle de la France et permettre un rapprochement diplomatique dans un contexte d’éviction de l’influence française en Afrique francophone, principalement dû aux opérations informationnelles russes.

Une grille de lecture "ethniciste" ?

Le seul reproche que le rapport Duclert parvient à établir est que la France aurait eu une grille de lecture "ethniciste", ce qui peut se comprendre de deux façons.
Soit il est reproché au gouvernement français d’avoir analysé la situation en fonction de facteurs ethno-culturels, ce qui révèlerait un problème de perception du fait naturel : seuls les acteurs qui n’ont jamais vécu en Afrique peuvent nier le rôle crucial du fait ethno-culturel sur le continent.
Soit il est reproché d’avoir favorisé les Hutus au détriment des Tutsis, ce qui ne serait en particulier pas compatible avec le fait que la France promouvait les accords d’Arusha, dont l’arithmétique favorisait les Tutsis. Ce que, incidemment, l’analyse cindynique identifie précisément comme l’un des facteurs de déclenchement du génocide.

L’endossement d’une responsabilité états-unienne

Ce que le rapport Duclert ne décrit pas, c’est qu’avec l’effondrement soviétique, les États-unis revoient à la baisse leur politique d’intervention au service du maintien de la paix, ce qui est formalisé dans une directive classifiée et mis en œuvre à l’ONU par Madeleine Albright, qui bloque systématiquement les velléités d’opérations de maintien de la paix au Rwanda.
Bill Clinton déclarera ainsi le 25 mai 1994 que les intérêts des États-Unis n’étaient pas suffisamment en jeu pour qu’ils interviennent dans des conflits ethniques comme au Rwanda, puis, le 28 mai, que les États-Unis ne pouvaient pas envoyer des troupes chaque fois qu’il y avait des troubles civils ou que les valeurs américaines étaient “offensées par la misère humaine”.
En résumé : si le rapport Duclert conclut à une responsabilité française, dans les faits, c’est la France qui est finalement intervenue pour faire cesser le génocide, alors que l’administration Clinton avait d’abord bloqué une intervention de l’ONU, puis l’intervention africaine qui devait permettre de pallier ce premier blocage. Admettre la conclusion du rapport Duclert revient à imposer à la France d’endosser une responsabilité états-unienne. Si cela ne pouvait en soi que dégrader l’image de la France en Afrique et de surcroît alimenter les opérations informationnelles russes, se baser sur cette conclusion pour amorcer un rapprochement diplomatique avec le régime de Paul Kagamé ne pouvait qu’aggraver la situation.

 

Au second ordre : la non perception de la perception africaine du régime rwandais

Si le cas du rapport Duclert illustre la dangerosité des postures positivistes et la nécessité de l’évaluation du risque épistémique dans tout processus de décision politique, ce processus est aussi soumis à un risque informationnel : dans un contexte de guerre des perceptions ciblant l’image de la France en Afrique, il aurait été nécessaire d’évaluer comment un rapprochement diplomatique avec le régime rwandais pouvait y être perçu, donc d’évaluer comment ce régime y est perçu.
Or, en pratique, l’opinion qu’ont nombre d’Africains de Paul Kagamé est particulièrement négative : le dirigeant rwandais est vu comme "un serpent", et ceux qui ont eu l’occasion d’aller au Rwanda témoignent y avoir observé une "population terrorisée’. C’est pourquoi un rapprochement avec le Rwanda ne pouvait qu’être mal perçu, mais encore fallait-il que cette information parvienne à Paris.
D’où la question plus générale de la perception de l’Afrique qu’ont les diplomates : parfois, certains s’intéressent à ce que les expats peuvent transmettre, et s’aperçoivent qu’aucun de leurs services ne peut leur apporter une telle profondeur d’éclairage. Et certains ont sincèrement envie d’approfondir leur connaissance de l’Afrique, mais cela nécessite des années d’initiation, d’innombrables discussions avec des amis sous les manguiers ou au bord de la lagune, et mille expériences improbables que le respect de l’étiquette leur interdit.

 

A propos de Pascal Cohet

Pascal Cohet est le concepteur des Cindyniques Relativisées, qui permettent une approche transversale, transdisciplinaire, trans-sectorielle, trans-culturelle, trans-domaines des situations complexes, où les problématiques de risque, conflit et développement sont intriquées.
Sa démarche s’appuie sur une diversité de domaines parcourus: architecture réseaux, neurosciences, société de l’information, relations institutionnelles et influence législative. Il considère les réalités opérationnelles comme incontournables lors des démarches de conceptualisation, et l’extension des concepts et modélisations cindyniques qu’il propose repose notamment sur son expérience de l’Afrique de l’Ouest et de la lutte informationnelle.
IFREI.ORG
Epistemic Risk, Reputational Risk and Perception Warfare
The case of the French embassy attack in Kinshasa

Summary in English

This essay examines the predictability of the attack on the French embassy in Kinshasa, emphasizing that this event was an expected outcome given several underlying factors. The author highlights the role of official reports commissioned by the French and Rwandan governments on the Tutsi genocide as triggers.
Perceptions of relations between France and Rwanda, particularly following a controversial diplomatic rapprochement, are identified as a major cause of the protests. The text also critiques media coverage of these reports and the epistemic and informational risks associated with French diplomatic decision-making in Africa.