Cependant, malgré un demi-siècle d'avance technologique, la filière RNR-Na a été fragilisée par des décisions politiques incohérentes, notamment l'arrêt des projets emblématiques Superphénix (1997) et ASTRID (2019). Ces interruptions, motivées par des considérations politiques plutôt que techniques, ont conduit à un ralentissement, permettant à des puissances concurrentes comme la Russie, la Chine, l'Inde et les États-Unis d'accélérer leurs propres programmes de RNR.
Ce rapport insiste sur la nécessité d'une relance urgente de cette filière, en s'appuyant sur une complémentarité avec les réacteurs à eau pressurisée (REP) et les petits réacteurs modulaires (SMR), pour garantir une indépendance énergétique durable et répondre aux défis climatiques et géopolitiques.
La relance des RNR-Na nécessite une vision stratégique claire, des investissements conséquents et un calendrier précis. Sans une action concertée, la France risque de perdre son leadership technologique au profit de puissances étrangères, se retrouvant potentiellement dépendante de technologies importées dans un secteur qu'elle a historiquement dominé.
Un impératif stratégique pour la France
Le rapport débute par un constat alarmant : la France, jadis un modèle de stabilité énergétique grâce à son parc nucléaire, fait face à une érosion progressive de sa souveraineté énergétique. La hausse des prix de l'énergie, les menaces de pannes électriques et la fragilité croissante du réseau témoignent d'un affaiblissement structurel. Dans un monde où l'accès à l'énergie devient un levier géopolitique majeur, la France ne peut se permettre de naviguer sans cap stratégique.
L'histoire du nucléaire français, marquée par des initiatives visionnaires comme les programmes RNR-Na (Rapsodie, Phénix, Superphénix, ASTRID), illustre l'ambition d'un modèle énergétique durable et indépendant. Ces réacteurs, capables de recycler le combustible usé et de minimiser les déchets, représentaient une réponse aux défis actuels : réduction des importations d'uranium, gestion des déchets radioactifs et renforcement de la compétitivité industrielle. Pourtant, des revirements politiques successifs ont freiné cette dynamique, entraînant un démantèlement progressif de cette filière prometteuse.
Le Conseil de politique nucléaire (CPN) de mars 2025 marque un tournant avec l'annonce d'une relance des RNR. Cependant, cette décision ne doit pas rester symbolique. Elle exige une stratégie industrielle robuste, soutenue par des moyens financiers et humains conséquents, ainsi qu'une clarification de la position de l'État vis-à-vis de la filière sodium. Sans cette mobilisation, la France risque une colonisation technologique inversée, où elle deviendrait cliente de technologies étrangères, perdant ainsi son statut de pionnier.
La dépendance au gaz naturel : un risque géopolitique majeur
L'Europe, et par extension la France, souffre d'une dépendance structurelle au gaz naturel, qui représentait 32 % de la consommation énergétique de l'Union européenne en 2022. Cette dépendance a été exacerbée par la diminution de la production domestique (chute de 50 % entre 2010 et 2020) et la limitation des capacités de stockage, rendant l'Europe vulnérable aux fluctuations des marchés internationaux et aux stratégies des pays producteurs, notamment la Russie.
La guerre en Ukraine a accentué cette vulnérabilité, révélant les failles de la stratégie énergétique européenne. Malgré les discours sur la diversification des approvisionnements, l'Europe reste perméable au gaz russe, avec des importations de GNL en hausse en 2024 (25 milliards de m³/an). Des pays comme la France, la Belgique et l'Espagne continuent d'importer du gaz liquéfié russe à des prix compétitifs, tandis que le gazoduc TurkStream, reliant la Russie à l'Europe via la Turquie, a vu ses flux augmenter de 16 % au premier trimestre 2025.
Parallèlement, l'Europe investit massivement dans les infrastructures gazières, avec 10 milliards d'euros alloués dans le cadre du plan REPowerEU pour la construction de nouveaux terminaux méthaniers. Des pays comme l'Allemagne et l'Italie, confrontés à l'arrêt des livraisons russes, ont accéléré le développement de terminaux de regazéification (par exemple, à Wilhelmshaven et Lübmin en Allemagne, ou à Piombino et Ravenna en Italie). Ces investissements, bien que présentés comme des solutions de court terme, ancrent l'Europe dans une dépendance durable au gaz, au détriment de solutions plus pérennes comme le nucléaire.
Le rôle stratégique du combustible nucléaire
La maîtrise du combustible nucléaire est un pilier essentiel de la souveraineté énergétique. Les réacteurs à eau pressurisée (REP), qui constituent l'épine dorsale du parc nucléaire français, dépendent de l'uranium-235, un isotope rare représentant seulement 0,7 % de l'uranium naturel. La France, dépourvue de ressources d'uranium sur son sol, importe 100 % de ses besoins, ce qui constitue une vulnérabilité stratégique.
Bien que les réserves mondiales d'uranium soient suffisantes à court et moyen terme (jusqu'aux années 2100 selon l'OCDE-NEA et l'AIEA), la relance mondiale du nucléaire (notamment aux États-Unis, qui ambitionnent de quadrupler leur capacité d'ici 2050) pourrait entraîner une hausse des prix et une concurrence accrue pour l'accès à cette ressource. La France a diversifié ses sources d'approvisionnement (Kazakhstan, Mongolie, Canada, Australie), mais ces partenariats restent soumis à des influences géopolitiques, notamment russes ou chinoises, dans certaines régions.
Les RNR-Na offrent une solution à cette dépendance en permettant le recyclage du combustible usé, notamment l'uranium-238 et le plutonium, pour produire davantage de matière fissile (surgénération). Cette technologie pourrait garantir une autonomie énergétique de plusieurs millénaires, tout en réduisant les volumes de déchets radioactifs.
Les RNR-Na : un héritage stratégique
La filière RNR-Na, initiée en France avec le réacteur Rapsodie dans les années 1960, a atteint un haut degré de maturité technologique grâce à des décennies d'exploitation (Phénix, Superphénix) et de recherche (ASTRID). Ces réacteurs se distinguent par leur capacité à :
- Recycler le combustible usé, prolongeant ainsi la durée de vie des ressources nucléaires.
- Réduire les déchets radioactifs à long terme.
- Produire plus de matière fissile qu'ils n'en consomment, offrant une solution à la dépendance aux importations d'uranium.
La complémentarité entre les RNR-Na et les REP est un atout majeur : les REP produisent du plutonium, qui peut être recyclé dans les RNR pour générer de l'énergie, créant ainsi un cycle fermé et durable. Cependant, les arrêts successifs de Superphénix et d'ASTRID, motivés par des pressions politiques et non par des contraintes techniques, ont freiné cet élan, laissant la France en retard face à des concurrents comme la Chine (avec un rapport de surgénération de 1,15) et la Russie.
A propos de l'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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