Enjeux majeurs

Souveraineté numérique : Berlin rend l'autonomie européenne inévitable, mais à quel prix !


David Commarmond
Samedi 20 Décembre 2025




Le sommet franco-allemand du 18 novembre à Berlin ne restera pas dans les annales pour sa chaleur, mais pour sa brutale nécessité. Le président Emmanuel Macron et le chancelier Friedrich Merz ont scellé une alliance précaire, un point de bascule forgé non par une vision commune, mais par la peur partagée de l'insignifiance. Là où Paris prêchait une souveraineté intransigeante et Berlin un pragmatisme ouvert, il y a désormais un accord pour essayer. Mais cette unité de façade, née de la pression sino-américaine, peine à masquer des divergences philosophiques profondes qui pourraient encore faire dérailler tout le projet. Car pour sortir de sa vassalisation, l'Europe est contrainte d'adopter un modèle stratégique aussi complexe que périlleux : la "coopétition". L'analyse de cet alignement forcé révèle une tension permanente entre le besoin de coopérer pour bâtir des fondations communes et la volonté de préserver une compétition qui est l'essence même du marché unique.

Un tournant stratégique : L'axe Paris-Berlin, une alliance de raison

La convergence affichée à Berlin est un tournant stratégique majeur, non pas parce que les désaccords ont disparu, mais parce qu'ils ont été mis de côté face à l'urgence. L'adhésion du chancelier Merz à la notion de "digitale Souveränität", un concept longtemps perçu comme une obsession française, met fin à un long "dialogue de sourds". Ce qui a changé n'est pas la philosophie, mais le contexte. Une série de pannes spectaculaires a brutalement exposé les vulnérabilités du continent : la gigantesque panne de Microsoft à l'été 2024, l'interruption des services d'Amazon Web Services, et plus récemment, la coupure de Cloudflare qui a paralysé des plateformes comme GPT et Spotify. Ces incidents, couplés à une rivalité technologique sino-américaine qui ne laisse aucune place aux spectateurs, ont rendu l'inaction intenable. Pour Emmanuel Macron, il s'agit d'un "refus d'être un vassal". "L'Europe ne veut pas être la cliente des grandes solutions fournies par les États-Unis ou la Chine", a-t-il martelé.
 
Pourtant, sous cette nouvelle entente se cache la racine du schisme historique. La France défend une interprétation restrictive de la souveraineté, fondée sur une indépendance juridique et politique stricte, exigeant que les données et les opérations échappent à toute législation extraterritoriale. L'Allemagne, elle, a toujours privilégié une approche plus pragmatique, basée sur des "contrôles techniques, des concepts d'accès stricts et des processus auditables", acceptant de collaborer avec des acteurs non-européens si la maîtrise opérationnelle est garantie. Le sommet de Berlin, concrétisation de l'agenda de Toulon, n'a pas réconcilié ces deux visions ; il a acté qu'elles devaient coexister pour avancer. Cette trêve fragile contraint désormais l'Europe à un exercice d'équilibriste : la coopétition.

Le paradoxe de la simplification : innover en sacrifiant la protection ?

Source France Allemagne
Source France Allemagne
Le premier test de cette alliance fragile réside dans le dilemme réglementaire. Comment stimuler l'innovation pour rivaliser avec les géants technologiques tout en préservant le modèle protecteur qui définit l'Europe ? La réponse de Berlin, incarnée par le mantra industriel "product first, regulation after", marque une rupture philosophique. Deux mesures phares ont été annoncées : un moratoire sur les dispositions "à haut risque" de l'AI Act, repoussant leur application à décembre 2027, et une demande de simplification du RGPD via une approche basée sur les risques.
 
Cette nouvelle doctrine vise à libérer les entreprises européennes de ce qu'elles considèrent comme un carcan réglementaire. Mais elle ouvre une brèche béante pour le "sovereignty washing", cette pratique où des solutions non-européennes se parent d'un faux label de souveraineté pour capter les marchés publics. En privilégiant la compétitivité à court terme, l'Europe risque de créer des failles juridiques qui affaibliraient les garanties sur les données. La tension est palpable, illustrée par la suggestion jugée "complètement aberrante" par des experts comme Stéphane Fermigier, co-président du CNLL, qu'un ministre a pu évoquer : voir les hyperscalers américains comme Google ou Microsoft devenir un jour labellisés SecNumCloud. Ce paradoxe soulève une question fondamentale : au-delà du défi réglementaire, l'Europe a-t-elle seulement les moyens financiers de ses ambitions ?

Le coût de l'indépendance : 12 Milliards d'euros face à des géants intouchables

L'annonce d'investissements privés de plus de 12 milliards d'euros entre entreprises françaises et allemandes a été présentée comme une victoire, le chancelier Merz y voyant la preuve que "l'Europe sera à la hauteur". Mais cette somme, aussi symbolique soit-elle, représente à peine une erreur d'arrondi face à la facture de la dépendance numérique européenne. Une étude d'Asterès, citée par le Cigref, chiffre cette dépendance à 264 milliards d'euros dès 2025, un montant qui pourrait grimper à 500 milliards d'euros d'ici 2032 si rien ne change.
 
L'écart est abyssal et expose la dure réalité : l'Europe peine à sortir de son statut de "cliente". Sur le plan purement financier, concurrencer les mastodontes américains et chinois, qui investissent des dizaines de milliards chaque année, est une illusion. Face à ce mur d'argent, l'Europe est contrainte de dégainer son arme non financière la plus puissante, longtemps restée taboue par crainte du protectionnisme : la préférence européenne.

La "Préférence Européenne" : La Clé pour Transformer l'Essai

Le concept de "Buy European" n'est plus un gros mot à Berlin. Il est désormais assumé comme un levier stratégique indispensable pour garantir des débouchés à l'écosystème local et réduire les dépendances critiques. Emmanuel Macron a résumé le problème avec une franchise cinglante : "Nous sommes le seul endroit où il n'y a jamais de préférence européenne, pour ne pas dire une fascination pour les solutions non européennes parfois."
 

Pour passer des mots aux actes, le sommet a accouché d'une avancée concrète : le lancement d'un groupe de travail franco-allemand chargé de définir ce qu'est un "service numérique européen". Cette définition est la clé de voûte de toute la stratégie. C'est elle qui permettra d'appliquer la préférence dans la commande publique et, surtout, de démasquer le "sovereignty washing".
Cette nouvelle doctrine s'est déjà incarnée dans un projet emblématique, qualifié de "game changer" par le président français : la signature d'une lettre d'intention entre les gouvernements et le partenariat SAP-Mistral. Cette alliance, visant à fournir une solution d'intelligence artificielle souveraine aux administrations publiques, est un test critique. Dans un domaine où la France a connu les échecs cuisants de projets comme Cloudwatt et Numergy, ce partenariat n'est pas seulement un succès à célébrer, mais une crédibilité à regagner.

Conclusion : L'Autonomie par la "Coopétition", un Socle Commun pour une Compétition Ouverte

Le sommet de Berlin a rendu l'autonomie stratégique européenne "inévitable", mais son succès est loin d'être garanti. L'alignement politique historique reste une trêve fragile face à un paradoxe réglementaire, un déficit d'investissement colossal et le souvenir de cuisants échecs passés. Pour naviguer sur cette route semée d'embûches, une vision stratégique émerge, fondée sur le modèle complexe de la "coopétition".

Cette stratégie est un exercice de haute voltige. D'un côté, l'Europe doit coopérer comme une seule entité pour bâtir ses autoroutes numériques : un socle commun d'infrastructures, de standards de sécurité et de règles de données, à l'image du projet Gaia-X. C'est le prix à payer pour garantir l'interopérabilité et la résilience de l'écosystème. De l'autre, sur ces mêmes autoroutes, les entreprises européennes doivent pouvoir se livrer une compétition féroce, créant un marché vibrant d'applications et de services innovants. Une seule règle du jeu pour la route, mais de nombreux modèles de voitures pour la parcourir.

La réussite de l'Europe ne dépendra pas de la sincérité de l'entente franco-allemande, mais de sa capacité à maîtriser cet équilibre précaire. Il lui faudra prouver qu'elle peut allier la force de la coopération à la créativité de la compétition pour enfin s'affirmer comme une véritable puissance sur la scène numérique mondiale.