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Think tanks : ces ingénieries de l’influence qui façonnent la stratégie et les normes. Entretien de Marc Patard par Anicet Delporte


Jacqueline Sala
Mercredi 17 Décembre 2025


Longtemps cantonnés au rôle de laboratoires d’idées, les think tanks s’imposent désormais comme de véritables acteurs de la puissance. Leur capacité à produire des analyses de long terme, à éclairer les enjeux de souveraineté et à influencer la fabrication des normes en fait des pièces maîtresses de la décision publique comme des stratégies d’entreprise. De la cybersécurité à la réindustrialisation, leurs travaux irriguent les politiques nationales, inspirent les groupes industriels et redessinent les rapports de force dans un monde où « qui a la norme a le pouvoir ». Rencontre



Think tanks : ces ingénieries de l’influence qui façonnent la stratégie et les normes. Entretien de Marc Patard par Anicet Delporte

AD : On dit que les think tanks se situent au cœur de la démarche stratégique, pourquoi ?

MP : Par son essence et son histoire, le think tank s’inscrit dans une logique politico-militaro-industrielle. Ce n’est pas par hasard si les think tanks les plus puissants sont tournés vers les relations internationales. A l’heure où les sujets de souveraineté nationale, d’intelligence économique, de sécurité, de cybermenaces et de cyberguerre s’imposent comme des sujets préoccupants, la puissance d’analyse des think tanks fait référence auprès des autorités.

Tous ces aspects pris en compte, faire de l’Etat une puissance d’influence – que ce soit en matière normative également – requiert une parfaite connaissance des dossiers pour bâtir une stratégie solide. Les think tanks ont clairement à leur bénéfice la durée et l’expérience, autant d’atouts pour concevoir un cadre stratégique, que certains cabinets ministériels n’ont pas toujours.

Prenons l’exemple de la souveraineté nationale. Un certain nombre de think tanks ont travaillé sur la notion de souveraineté, et notamment sur la puissance à s’ériger en producteur de normes. Clairement, dans notre monde d’aujourd’hui, on peut dire que « qui a la norme a le pouvoir », tant les normes régulent l’ensemble des activités techniques, environnementales, sanitaires, sociales, économiques et financières, et tant la norme est devenue une nouvelle arme dans un contexte de guerre économique.

Si l’intérêt général recoupe l’idée de souveraineté nationale, les questions de réindustriallisation, de rapatriement de la fabrication des médicaments ou de sécurisation de nos données dans le cadre d’une souveraineté numérique doivent pouvoir s’étudier en s’affranchissant des idéologies. C’est précisément la marque de fabrique des think tanks qui se situent au cœur de la dimension stratégique notamment autour des problématiques de souveraineté et de production de normes.
 

AD : Dans le domaine de la souveraineté, vous pensez à un exemple précis d’influence d’une stratégie d’entreprise par un think tank ?

MP : Considérons les travaux de la FRS (Fondation pour la Recherche stratégique) sur la souveraineté numérique. La FRS est une fondation reconnue d’utilité publique crée en 1992 par Pierre Joxe, ancien ministre socialiste. Cet Institut d’ingénierie politique commence par publier un article en 2018 sur les cyber-menaces. En 2019, c’est un colloque sur la cybercrise et cyberguerre qui est organisé à l’Ecole Militaire. A la suite, le Sénat lance une commission d'enquête sur la souveraineté numérique au cours de laquelle un chercheur de la FRS est auditionné. En 2020, la FRS se concentre sur la question du contrôle du cyberespace.

Dans le même temps, le Groupe Thales investit cette problématique et consacre une page de son Strategic Influence Handbook à la FRS qualifiée de « Thales Ranking 1st ». En 2022, Thales publie un article « Vers un retour à une souveraineté numérique made in Europe ». Dans cet article, Thales cite des constats alarmants : « les cyberattaques contre les comptes cloud ont augmenté de 630 % en raison de l'essor du télétravail » ou encore « 80 % des entreprises du CAC 40 hébergent leur cloud chez Amazon ».

En réaction à ces constats, Thales propose en 2024 dans son article « Souveraineté numérique : Comment protéger vos données des ingérences étrangères ? » une solution opérationnelle de protection des data portée par sa filiale Ercom experte en infrastructures sécurisées. La même année, Thales est lauréat du Prix Frost & Sullivan en tant que European Company of the Year pour la cybersécurité pour les aéroports.

Parallèlement, Philippe Gros, maître de recherche à la FRS et Léo Péria-Peigné, chercheur à l’IFRI vont être auditionnés par la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale dans le cadre de la préparation de la Loi de Programmation militaire (LMP). Cette LPM prévoit justement un encadrement de la cybersécurité des systèmes sensibles et pour les Opérateurs d’Importance Vitale (OIV) pour le fonctionnement de la Nation, la nécessité de privilégier des systèmes d’hébergement qualifiés « SecNumCloud ». Plus encore, cette LPM érige la cyberdéfense au rang de priorité stratégique.

Dans ce sillage, Thales inaugure en mars 2025 un Centre de cybersécurité souveraine basé à Rennes. Cet investissement hautement stratégique permet alors à Thales de réunir 200 experts susceptibles de répondre aux nouveaux besoins de l’Armée en matière de sécurisation des systèmes d’information critiques, et de rester ainsi l’un des leaders mondiaux. On le voit par cet exemple qui retrace le parcours d’une idée depuis sa conception par un think tank jusqu’à la définition d’une stratégie par un groupe, les entreprises ont tout intérêt à consulter les travaux des laboratoires d’idées qui sont, trop souvent, délaissés par l’exécutif.
 

AD : Est-ce encore une démarche caractéristique d’un think tank ou déjà relevant du lobbying ?

MP : La différence entre un lobby et un think tank est assez aisée : le lobby travaille pour un secteur particulier dans le cadre d’une démarche contractuelle et marchande basée sur l’influence de la législation ou des normes dans le sens de l’intérêt du client. Dans notre exemple, le dispositif marche en sens contraire. Une entreprise (Thales) s’inspire de travaux réalisés dans le sens de l’intérêt général, dans le cas d’espèce, la souveraineté numérique.

Le Conseil d’Etat évoque la présence « d’intérêt identifié » pour caractériser le lobbying et, inversement, son absence, pour identifier le think tank. Sa Décision n°472123 du 14 octobre 2024 est claire : « les organismes de réflexion dits "think tanks’" ne peuvent pas être considérés, par principe et en l’absence d’intérêt identifié, comme des représentants d’intérêts ».
 

AD : Arrive-t-il aux think tanks d’être producteurs de normes dans d’autres secteurs ?

MP : oui, on pourrait citer au moins 2 exemples dans 2 registres différents.

Je pense aux travaux de l’Institut Montaigne qui a lancé l’écriture de la Charte de l’Egalité en 2004 dans le cadre d’une publication « Les oubliés de l’égalité des chances ». Cette Charte sera reprise par un grand nombre d’entreprises à telle enseigne qu’elle devient une référence RH en termes d’inclusion et de diversité. Soutenue par de nombreux réseaux d’entreprises et organismes publics, ce sont plusieurs milliers d’entreprises qui l’ont reprise aujourd’hui, au point que cette Charte de l’Egalité a même initié une dynamique européenne dans ce registre.

Dans un tout autre domaine, celui des semi-conducteurs, l’Institut Montaigne lance en mars 2025 un projet stratégique, le Chips Diplomacy Support Initiative, (ChipDiplo) en partenariat avec la Commission européenne pour renforcer la stratégie en matière de semi-conducteurs au niveau européen. Ce marché relève si ce n’est des Opérateurs d’Importance Vitale (OIV), du moins des marchés stratégiques en termes d’intérêts géostratégiques et de souveraineté industrielle civile et militaire européenne, à un moment de forte rivalité sino-américaine et de restrictions de composants. Cette démarche en matière de sécurité économique et de réindustrialisation qui vise à contribuer à la construction d’une politique étrangère européenne en matière de semi-conducteurs, un véritable EU Semiconductor Diplomacy Network, est pilotée par l’Institut Montaigne avec la contribution d’autres think tanks européens. Le ChipDiplo permet la production de policy papers et de scenario papers, documents stratégiques d’aide à la décision visant à aboutir à une version revisitée de l’European Chips Act 2.0.

On assiste donc avec les think tanks à une institutionnalisation de l’expertise et à la production normative à l’échelle européenne. Oui, les think tanks contribuent dans la réalité à la conception de la décision et à la fabrication des normes dans un contexte où les enjeux de souveraineté sont chaque jour d’une plus grande actualité.
 

AD : En matière d’influence et de veille, et de manière générale, les think tanks constituent-ils des ressources pertinentes pour les entreprises ?

MP : En tant que fournisseurs d’informations stratégiques, les think tanks font désormais également l’objet de l’attention des grandes entreprises qui étudient leurs notes d’analyses, que ce soit sur les régions du monde dans lesquelles elles projettent de s’implanter, sur les secteurs dans lesquels elles investissent ou encore sur les stratégies d’influence de puissances étrangères.

A titre d’exemple, les notes de l’Institut Montaigne sont donc précieuses pour qui veut comprendre les enjeux auxquels font face les entreprises françaises en Afrique, et ce, sous l’angle des rivalités stratégiques. De la même manière, les travaux de l’Institut Aspen sont intéressants pour comprendre les mutations en cours qui affectent les échanges commerciaux : ces derniers deviennent des outils stratégiques de coercition et des armes géo-économiques dans le cadre d’objectifs géopolitiques, ce qui définit ce que l’on désigne sous le terme de « weaponisation » du commerce mondial. Hier il était indispensable de comprendre la complexité du monde. Aujourd’hui, il faut y ajouter son instabilité permanente. La question des droits de douane punitifs ou la fabrication de dépendances stratégiques, notamment pour les matières premières, constituent des armes dont il convient d’analyser les leviers mais aussi les incidences. Le politique seul ne peut plus maîtriser l’ensemble des paramètres tant l’interdépendance systémique des arbitrages modifie sensiblement la décision. C’est là que les analyses des think tanks constituent de véritables ressources.
 
En définitive, sur le plan de la fabrication de normes y compris dans le champ des RH, de l’innovation, de la stratégie en matière de souveraineté numérique ou de conception de politique étrangère dédiée aux semi-composants, nous le voyons, les think tanks sont foncièrement au cœur de la fabrication de stratégies à l’échelle nationale ou internationale. Les travaux des think tanks, ces instituts d’ingénierie politique et stratégique, sont donc à suivre de près.
 

A propos de Marc Patard

Marc Patard est un politologue issu de Sciences Po, qui s’est imposé comme une voix éclairante sur le rôle des think tanks dans la vie politique française et internationale.

Son ouvrage de 2025 constitue une synthèse incontournable pour comprendre ces acteurs de l’influence et de l’expertise. Spécialiste des think tanks et des dynamiques d’influence dans la vie politique contemporaine.
Il est l’auteur de l’ouvrage Les Think Tanks.

Anicet Delporte est le fondateur de Think-Tanks'Guide ( https://www.think-tanks.guide/fr/country/france-fr/ ) un annuaire comprenant plus de 3000 grands think-tanks, classés par langue et par pays.
Il a récemment publié un "mini-annuaire des think-tanks français" ( https://think-tanks.university/mini-french-think-tank-directory-august-2025-edition/ )
Il a également créé Think-Tanks'Work ( https://think-tanks.work/ ), un moteur de recherche dédié aux publications des think-tanks.