STRATEGIES

Trump et l'Europe : la guerre en Ukraine comme levier économique et stratégique

Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Mercredi 16 Juillet 2025


La récente annonce de Donald Trump concernant le soutien militaire à Kiev marque un tournant qui dépasse largement le champ de bataille. Derrière une apparente fermeté envers Moscou, la nouvelle stratégie américaine se révèle être une manœuvre habile visant à transférer le poids du conflit sur l'Europe, transformant la guerre en Ukraine en un immense moteur pour l'industrie militaire américaine.



Trump et l'Europe : la guerre en Ukraine comme levier économique et stratégique

Un jeu économique avec l'Europe comme caisse de financement

Trump a précisé que les nouveaux envois d'armes à l'Ukraine seraient financés par les alliés européens. Le mécanisme est clair : Washington vendra des systèmes d'armement pour des milliards de dollars à l'OTAN, qui les transférera ensuite à Kiev. Patriot, missiles tactiques et autres technologies ne rééquilibreront sans doute pas les rapports de force sur le front ukrainien mais garantiront au complexe militaro-industriel américain un flux colossal de commandes.
 
Pour l'Europe, cet accord représente un double piège. D'une part, il détourne des ressources qui auraient pu être investies dans le développement de systèmes de défense européens, comme les SAMP/T franco-italiens, renforçant ainsi la dépendance technologique et industrielle vis-à-vis des États-Unis. D'autre part, il impose aux Européens le rôle de financiers d'une guerre dont Washington se tient à distance, tout en engrangeant des dividendes économiques et stratégiques.

Un équilibre stratégique fragile et le spectre d'une guerre sans fin

Sur le plan militaire, le plan Trump-Rutte a des contours flous. Le transfert de systèmes Patriot, même en quantités significatives, aura des effets limités sur un conflit où les forces russes consolident leurs positions sur plusieurs fronts. Les stocks restreints de missiles et la complexité logistique des livraisons risquent de se traduire par une solution temporaire sans réel impact stratégique.
 
L'hypothèse de fournir des missiles à longue portée a été écartée par Trump lui-même, signe d'une volonté de contenir l'escalade directe avec Moscou. Mais en accordant à Poutine 50 jours pour trouver un accord, Trump donne davantage l'impression de gagner du temps que de poser un véritable ultimatum. Pendant ce délai, la guerre risque de se prolonger, Kiev de lutter avec des moyens insuffisants et l'Europe de continuer à payer le coût politique et économique du conflit.

Un jeu géopolitique à trois : États-Unis, Russie et Chine

Les réactions de Moscou ont été prudentes, presque indifférentes. Poutine n'a pas répondu directement, tandis que son entourage a qualifié l'ultimatum de "théâtral". De son côté, la Chine appelle à la prudence et réaffirme la nécessité d'une solution politique, consolidant l'axe eurasiatique avec Moscou.
 
Sur le plan géopolitique, l'Amérique de Trump semble poursuivre un objectif clair : réduire la guerre en Ukraine à une question purement européenne, transformant l'Alliance atlantique en client privilégié de l'industrie militaire américaine tout en concentrant ses propres efforts stratégiques sur d'autres théâtres, notamment la compétition avec la Chine dans le Pacifique.

L'Europe entre subordination et risques systémiques

L'Union européenne se trouve à un carrefour. Accepter de financer la guerre avec ses propres ressources signifie légitimer la marginalisation de son industrie militaire et renforcer la dépendance vis-à-vis de Washington. Certains gouvernements, comme celui de l'Italie, expriment des doutes sur la durabilité de cette stratégie. D'autres, comme l'Allemagne et le Danemark, semblent prêts à signer sans réserve le plan américain, malgré l'absence de garanties concrètes quant à son efficacité.
 
Les implications géoéconomiques sont évidentes. L'Europe risque de détourner d'importants fonds publics vers des achats d'armements américains, au détriment des investissements industriels et technologiques internes. En parallèle, les droits de douane brandis par Trump contre les pays commerçant avec Moscou illustrent la volonté de Washington d'utiliser l'arme économique pour consolider son leadership mondial, quitte à déstabiliser des partenaires comme l'Inde et la Chine.
 

Un équilibre fragile dans un monde multipolaire

La manœuvre de Trump apparaît moins comme une stratégie militaire que comme une tactique de négociation visant à obtenir des concessions économiques et géopolitiques. Mais dans un monde désormais multipolaire, la capacité américaine à imposer ses règles est de plus en plus limitée. Moscou, Pékin et d'autres acteurs émergents sont prêts à exploiter chaque erreur occidentale pour consolider leurs positions.
 
Pour l'Europe, l'heure du choix approche : continuer à être le bailleur de fonds de l'OTAN ou investir dans une politique de défense autonome, capable de garantir la sécurité sans subordination.

A propos de l'auteur

Vers un nouvel ordre numérique ? GAFAM sous pression, souveraineté européenne en question.
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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