
De la mesure technique au conflit stratégique
L'annonce de nouvelles hausses tarifaires par Washington — 100% sur les médicaments de marque importés, 25% sur les camions lourds, 50% sur les cuisines et salles de bain, 30% sur les meubles rembourrés — n'est pas un simple ajustement douanier. Elle s'inscrit dans une stratégie de guerre économique où l'outil commercial est employé pour remodeler les chaînes de valeur au profit des États-Unis, en invoquant la Section 232 (sécurité nationale) comme base légale. La règle « 100% sauf si l'entreprise construit une usine sur sol américain » transforme la frontière douanière en levier d'industrialisation conditionnelle.
La dimension psycho-économique: fabriquer la perception de dépendance
Le message central ne s'adresse pas qu'aux partenaires étrangers : il cible surtout l'électorat américain, en re-cadrant la dépendance aux importations comme un risque existentiel. La menace tarifaire agit comme instrument de persuasion : investisseurs, dirigeants et syndicats internalisent l'idée que l'accès au marché américain est conditionné à la présence productive locale.
Dans cette logique, l'incertitude fait partie de l'arme: plus les règles paraissent mouvantes, plus les firmes « sur-investissent » aux États-Unis pour se prémunir.
Dans cette logique, l'incertitude fait partie de l'arme: plus les règles paraissent mouvantes, plus les firmes « sur-investissent » aux États-Unis pour se prémunir.
La guerre des normes et l'art de fracturer les coalitions
La contre-manœuvre européenne et japonaise repose sur des plafonds tarifaires négociés (15% maximum sur la pharma), que Washington dit respecter pour ces zones — signe que la coercition s'accompagne d'exemptions stratifiées afin de diviser les partenaires (qui a une dérogation, qui n'en a pas). Le Royaume-Uni, dont l'accord bilatéral ne couvre pas explicitement les médicaments, apparaît plus exposé.
Résultat: une coalition théoriquement alignée (UE, Japon, UK) se retrouve à intérêts différenciés, ce qui affaiblit sa capacité de riposte coordonnée.
Résultat: une coalition théoriquement alignée (UE, Japon, UK) se retrouve à intérêts différenciés, ce qui affaiblit sa capacité de riposte coordonnée.
La contrainte juridique comme champ de bataille
Le déplacement vers des bases juridiques « éprouvées » (232) réduit le risque d'invalidation interne, tandis que d'autres salves se préparent via des enquêtes 232 sur la robotique, les machines industrielles et l'équipement médical. La juridicisation du conflit est typique de la guerre économique : on ne suspend pas l'échange, on ré-encode l'échange dans un cadre qui favorise l'initiateur.
Effets systémiques: supply-chains, inflation, arbitrages d'investissement
Sur la pharmacie, l'impact immédiat est amorti par deux facteurs : d'abord la part déjà domestique des intrants; ensuite l'accélération des projets d'usines sur le sol américain par les grands laboratoires, précisément pour neutraliser le 100%.
Mais l'asymétrie psychologique demeure : la menace peut être réactivée, donc les plans industriels se redessinent autour d'un risque politique américain devenu structurel.
Sur les camions lourds, la hausse de 25% renchérit le fret et finit par diffuser dans les prix à la consommation — d'où un risque inflationniste retardé mais durable, si la mesure s'installe dans le temps. Les marchés l'intègrent avec flegme à court terme, mais les économistes soulignent le transfert de coûts vers ménages et PME logistiques.
Mais l'asymétrie psychologique demeure : la menace peut être réactivée, donc les plans industriels se redessinent autour d'un risque politique américain devenu structurel.
Sur les camions lourds, la hausse de 25% renchérit le fret et finit par diffuser dans les prix à la consommation — d'où un risque inflationniste retardé mais durable, si la mesure s'installe dans le temps. Les marchés l'intègrent avec flegme à court terme, mais les économistes soulignent le transfert de coûts vers ménages et PME logistiques.
Reflux, contournement, déplacement : trois réponses adverses
Face à une pression tarifaire durable, les partenaires activent trois voies:
Reflux: arbitrage « produire aux USA » pour sanctuariser l'accès marché (cas pressenti dans la pharma).
Contournement: re-routage via pays tiers, éclatement des nomenclatures, « kitification » des produits (mécanique classique des guerres de tarifs).
Déplacement: redirection des flux vers d'autres bassins (ex. meubles d'Asie vers l'UE), ce qui fait peser un risque de choc d'offre sur l'industrie européenne du meuble et renforce, en miroir, la position américaine comme aspirateur d'investissements.
La logique d'attrition: user l'adversaire par la durée
Dans la doctrine de l'EGE, la guerre économique fonctionne aussi par attrition : l'enjeu n'est pas de « gagner » en un coup, mais d'épuiser les marges financières, juridiques et politiques de l'autre. Les hausses tarifaires, combinées à des enquêtes successives (robots, dispositifs médicaux, machines), créent un gradient de pression qui incite les groupes à adopter la solution la moins risquée politiquement — l'implantation productive américaine — même si elle n'est pas optimale économiquement à court terme.
Dissuasion économique et signal aux émergents
Le signal adressé à la Chine et aux émergents est clair : l'accès préférentiel au premier marché mondial sera conditionné à la localisation et à la conformité normative américaines. C'est une forme de dissuasion économique : on n'interdit pas, on renchérit l'option de rester à l'extérieur de l'orbite productive US.
L'effet collatéral est la fragmentation de la mondialisation en sous-régimes : un bloc US à haut niveau d'intégration verticale, un bloc sino-asiatique en accélération d'autonomie, et, entre les deux, une Europe sommée de choisir entre alignement réglementaire et défense de son marché intérieur.
L'effet collatéral est la fragmentation de la mondialisation en sous-régimes : un bloc US à haut niveau d'intégration verticale, un bloc sino-asiatique en accélération d'autonomie, et, entre les deux, une Europe sommée de choisir entre alignement réglementaire et défense de son marché intérieur.
Indicateurs d'alerte à 12–18 mois
1. Capex et M&A en pharma/medtech aux États-Unis (montée en cadence des usines annoncées, consolidation autour d'actifs «localisés »).
2. Diffusion prix: camions lourds → fret → grande distribution; meubles → biens durables des ménages; médicaments de marque → reste à charge (suivre l'indice PCE « core goods »).
3. Déports commerciaux: hausse des parts asiatiques sur l'UE dans l'ameublement et l'équipement, signe que l'onde de choc se déverse sur le marché européen.
L'économie comme théâtre d'opérations
Ce paquet tarifaire n'est pas un coup de sang mais l'itération d'une stratégie où Washington redéfinit la hiérarchie de valeur au sein des chaînes globales par coercition ciblée et ingénierie des incitations. À l'aune de l'École de guerre économique, on retrouve la combinatoire classique: droit-arme, récit-arme, dépendance-arme.
Si l'UE et le Japon obtiennent des plafonds protecteurs, l'architecture reste instable: exemptions conditionnelles, enquêtes à tiroirs, menace récurrente. La vraie bataille se joue désormais dans les bilans (où investir), dans les têtes (comment percevoir le risque politique US) et dans les normes (qui fixe la règle du jeu). Or, sur ces trois fronts, les États-Unis viennent de rappeler qu'ils entendent redevenir le centre de gravité de la prochaine mondialisation — à leurs conditions.
Les règles du jeu selon l'École de guerre économique
Dans la grille d'analyse de l'École de guerre économique, l'économie est un espace de rivalités de puissance, structuré par trois registres:
1. La coercition normative (droit, normes, standards) pour imposer des contraintes asymétriques à l'adversaire;
2. La manœuvre informationnelle (récits, signaux, menaces crédibles) pour influencer anticipations et comportements;
3. La conquête des positions critiques (technologies, capacités industrielles, ressources) afin de verrouiller l'accès des autres.
Les tarifs américains cochent ces trois cases: ils exploitent le droit interne (232), émettent un signal psychologique (« relocalisez ou payez ») et visent des secteurs nodaux (pharma, logistique, ameublement) qui affectent coûts, santé et consommation.
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.