Intelligence des risques

Un oligarque sous sanctions européennes demande 3,8 milliards à la France

Tribune libre de Mathilde Dupré, Co-directrice de l'Institut Veblen


Jacqueline Sala
Samedi 27 Septembre 2025


Le contentieux est lié au refus du gouvernement français en janvier 2019 de prolonger pour 25 ans deux concessions minières en Guyane dans lesquelles un consortium russo-canadien prévoyait d’exploiter la plus grande mine à ciel ouvert du territoire français.



Un oligarque sous sanctions européennes demande 3,8 milliards à la France

Un projet industriel suspendu pour motifs environnementaux

Le projet Montagne d’Or visait l’exploitation d’un gisement d’or situé au cœur de la forêt amazonienne, à proximité immédiate de deux réserves biologiques intégrales.
Ses promoteurs promettaient un investissement de 782 millions d’euros, la création de 750 emplois directs, et des retombées fiscales estimées à 420 millions d’euros. Mais à partir de 2017, le projet fait l’objet de nombreuses oppositions au niveau local et national.
Plusieurs études, dont un rapport du WWF et une analyse du cabinet Deloitte pour le compte de WWF, remettent en cause sa rentabilité réelle et ses effets économiques locaux. En parallèle, les impacts environnementaux annoncés —
notamment la déforestation de plus de 1 500 hectares, l’usage intensif de cyanure, et la destruction d’écosystèmes uniques — alimentent de fortes mobilisations.
La Commission nationale du débat public rend un rapport très critique en 2018 et un sondage révèle que 69% des guyanais seraient défavorables au projet. Dans le Monde, 1700 scientifiques publient aussi une tribune dénonçant les risques environnementaux.

En 2019, le Conseil de défense écologique (c’est-à-dire une formation restreinte du conseil des ministres) juge le projet incompatible avec les engagements environnementaux de la France. Le gouvernement décide alors de ne pas renouveler
les concessions minières, une décision que les investisseurs contestent alors par tous les moyens.

Feuilleton judiciaire

Les investisseurs ont d’abord saisi la justice française. Mais après des premières décisions favorables aux investisseurs, le Conseil constitutionnel a déclaré certaines dispositions du code minier invoqué contraires à la charte de l’environnement contenue dans la Constitution. Le Conseil d’Etat a alors censuré l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux qui a finalement reconnu, en novembre 2024, la légalité du refus opposé par l’Etat français.

Mais en parallèle, deux investisseurs ont aussi porté le différend devant un tribunal privé d’arbitrage. En 2021, deux sociétés d’investissement russes — Severgroup et KN Holdings, liées à l’oligarque Alexei Mordashov placé sous sanctions par l’Union européenne — ont attaqué l’Etat français sur la base du traité bilatéral d’investissement entre la Russie et la France, datant de 1989. S’appuyant sur les revenus totaux escomptés sur l’ensemble de la durée de vie du projet,
 ’indemnisation réclamée par les investisseurs serait d’environ 3,84 milliards d’euros.

Un arbitrage d’investissement inédit contre la France

Ce litige qui demeure en grande partie confidentiel constitue le premier cas d’arbitrage d’investissement majeur dirigé contre la France. Il se déroule sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage à La Haye suivant le règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Le tribunal ad hoc qui siège à Singapour est composé de trois arbitres internationaux spécialistes du droit international des investissements, choisis et rémunérés par les parties au différend.

Comme d’autres cas similaires, il interroge la capacité d’un État à revoir ou annuler des projets économiques pour des raisons environnementales, sans s’exposer à des risques juridiques et financiers. D’autant que les règles à l’aune desquelles sont examinés ces contentieux d’arbitrage d’investissement sont très favorables aux investisseurs étrangers et les compensations sans commune mesure avec celles demandées par les tribunaux nationaux.

Ces traités d’investissements hérités du contexte de la décolonisation ont été conçus pour protéger les investissements étrangers dans des contextes d’instabilité politique. Mais ils sont aujourd’hui mobilisés contre des décisions d’intérêt général, en matière d’environnement, de santé ou de fiscalité avec pour effet de retarder et renchérir l’atteinte des engagements internationaux des Etats sur le climat ou la biodiversité.
A l’heure du dépassement de nombreuses limites planétaires, la révision de ce régime juridique de protection des investissements s’avère plus que nécessaire.

A propos de Mathilde Dupré

De la lutte contre l’évasion fiscale à la régulation des multinationales, Mathilde Dupré a toujours placé son expertise au service de l’intérêt général. Formée à Sciences Po et passée par le CCFD-Terre Solidaire, elle s’est imposée comme une voix incontournable de la société civile avant de prendre, en 2015, la codirection de l’Institut Veblen.
Aujourd’hui, elle poursuit le même fil rouge : penser une économie plus juste et plus écologique, et nourrir le débat public par ses analyses et ses prises de position. 
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.

Institu Veblen

L’Institut Veblen est un think tank français créé en 2010 qui s’attache à repenser l’économie à l’aune des grands défis écologiques et sociaux. Association indépendante et à but non lucratif, il porte le nom de l’économiste et sociologue Thorstein Veblen et se consacre à promouvoir des politiques publiques capables de concilier justice sociale, transition écologique et soutenabilité économique. Dirigé aujourd’hui par Mathilde Dupré et Wojtek Kalinowski, il est comme un acteur reconnu du débat public en publiant analyses, propositions et travaux de recherche, tout en travaillant en réseau avec des universitaires, des ONG, des syndicats et des institutions européennes pour nourrir une réflexion collective sur l’avenir de nos modèles économiques.

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Anicet Delporte est le fondateur de Think-Tanks'Guide ( https://www.think-tanks.guide/fr/country/france-fr/ ) un annuaire comprenant plus de 3000 grands think-tanks, classés par langue et par pays.