Communication & Influence

Une guerre froide façonnée par la désinformation. Par Giuseppe Gagliano


Jacqueline Sala
Lundi 13 Octobre 2025


Fuites, think tanks et groupes de hackers alimentent un brouillard médiatique où la crédibilité des grandes marques d’information devient une arme stratégique, brouillant la frontière entre renseignement, propagande et journalisme. Quand le récit prend le pas sur le fait, le risque de calcul stratégique erroné augmente.



Une guerre froide façonnée par la désinformation. Par Giuseppe Gagliano

Quand la crédibilité médiatique devient un instrument stratégique

Nous sommes désormais entrés dans une phase du système international où la brume informationnelle n'est plus accidentelle mais fabriquée. Ce qui est présenté comme une « nouvelle guerre froide » n'est pas tant le produit de mouvements stratégiques tangibles que celui d'un écosystème médiatique structuré par des fuites d'agences de renseignement, des groupes de hackers opaques et des marques médiatiques occidentales capables de transformer une rumeur en vérité perçue.

Deux affaires récentes l'illustrent clairement : l'accusation selon laquelle la Chine aurait fourni un appui satellitaire à la Russie en Ukraine et l'histoire d'un entraînement russe à une invasion amphibie de Taïwan. Dans les deux cas, le schéma est identique : des fuites issues des services ukrainiens, relayées par des sources anonymes ou des groupes de hackers aux contours indéfinis, puis amplifiées par des médias majeurs.


RUSI : une indépendance toute relative

Un acteur central de la seconde affaire est (RUSI), think tank londonien fondé en 1831.
Officiellement indépendant, il entretient des liens structurels et financiers étroits avec le gouvernement britannique, le ministère de la Défense et, via ses partenariats, avec les agences américaines. Dans les faits, il s'agit moins d'un observateur neutre que d'un relais de narrations stratégiques occidentales. Publier sous la bannière du RUSI confère une autorité immédiate, même lorsque les données à la base sont invérifiables.

Black Moon : un groupe de hackers ou un outil d'influence ?

Le groupe de hackers « Black Moon », mentionné dans le rapport du RUSI, est encore plus nébuleux. Présenté comme un réseau décentralisé qui s'attaque à des systèmes russes pour exposer des documents classifiés, il agit dans l'ombre et aligne ses objectifs sur les priorités stratégiques ukrainiennes. Cette combinaison d'opacité, d'activisme ciblé et de timing politique correspond parfaitement au profil d'un instrument d'influence indirect, utilisé pour nourrir certaines narrations géopolitiques.

Même si certains documents sont authentiques, leur sélection et leur diffusion peuvent servir une stratégie bien déterminée. Ce mécanisme classique est amplifié par la crédibilité de grands médias : Reuters reconnaît ne pas avoir vérifié les allégations sur les satellites chinois ; CNN admet ne pas avoir confirmé les documents liés à Taïwan. Mais l'histoire est tout de même diffusée, car la marque médiatique remplace la preuve.



Un climat psychologique façonné pour la confrontation

Cette construction narrative prépare l'opinion occidentale à une confrontation stratégique avec la Chine et la Russie. Elle crée un environnement psychologique où des décisions lourdes — augmentation des budgets militaires, alignement stratégique renforcé, acceptation de restrictions économiques ou sécuritaires — deviennent politiquement plus faciles à faire accepter.
C'est une mécanique bien connue des périodes de guerre froide : transformer une menace floue en réalité ressentie.

La vérité reléguée au second plan

Dans un monde fragmenté en blocs rivaux, la possibilité d'une autorité épistémique réellement indépendante s'amenuise. Chaque source devient suspecte, chaque récit une arme potentielle. L'opacité des groupes comme Black Moon et l'ancrage structurel d'institutions comme le RUSI illustrent cette dilution des frontières entre renseignement, propagande et journalisme.

Quand le récit prend le pas sur le fait, le risque de calcul stratégique erroné augmente considérablement. C'est cela, le vrai danger de cette « nouvelle guerre froide » : non seulement la confrontation entre États, mais aussi l'érosion progressive de notre capacité collective à distinguer le vrai, le plausible et le fabriqué.


A propos de Giuseppe Gagliano

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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