Ecoutez l'audio en fin d'article.

Concentration technologique et asymétrie informationnelle : une architecture de pouvoir
À travers la grille d’analyse de l’intelligence économique, ce modèle relève d’une stratégie de captation et d'exploitation exclusive de l'information à des fins de domination durable. Les données sont moins un bien accessoire qu’une ressource stratégique, au même titre que l’énergie ou les matières premières. Dès lors, chaque service offert gratuitement masque une logique d’appropriation systémique du comportement des usagers, avec des effets en cascade sur les chaînes de valeur mondiales.
Antitrust et réalité géopolitique : l’hypothèse du démantèlement
En ce sens, un démantèlement ne serait pas uniquement un acte économique, mais un geste géopolitique majeur. D’une part, il s’agirait de signaler aux puissances concurrentes (notamment la Chine) que les États-Unis peuvent imposer des normes internes rigoureuses — y compris aux fleurons de leur propre industrie. D’autre part, il permettrait de négocier un nouveau pacte social numérique, plus compatible avec les exigences démocratiques en matière de transparence, de pluralisme et de responsabilité.
Cependant, cette hypothèse reste pour l’instant théorique. Aucune feuille de route concrète n’a été dévoilée. Il est donc légitime de considérer que certaines fuites ou déclarations puissent relever d’une stratégie d’influence : pression sur les PDG des GAFAM, test de l’opinion publique, ou encore manœuvres en vue d’un compromis réglementaire.
L’Europe face au dilemme technologique : dépendance, opportunités, risques
Depuis l’entrée en vigueur du RGPD (2018), l’Union européenne s’efforce de défendre un modèle numérique fondé sur la souveraineté des données et la régulation des marchés numériques. La promulgation du Digital Markets Act et du Digital Services Act va dans ce sens. Mais dans les faits, l’Europe reste structurellement dépendante des infrastructures et des services fournis par les GAFAM — en particulier dans le domaine du cloud, de la cybersécurité, des outils de travail collaboratif et des systèmes d’exploitation.
Un affaiblissement de ces géants pourrait ouvrir une fenêtre d’opportunité pour les acteurs européens — notamment dans le cadre de projets comme GAIA-X ou les clouds de confiance nationaux (OVH, Deutsche Telekom, etc.). Toutefois, cela supposerait une mobilisation industrielle coordonnée, un soutien massif à la recherche publique et privée, et une stratégie d’alliances au sein du continent.
Par ailleurs, une fragmentation des GAFAM ne garantit pas un “retour” de souveraineté. Elle pourrait au contraire ouvrir le marché européen à une nouvelle vague de prédation, cette fois venue d’acteurs asiatiques (Alibaba, Huawei, Tencent) peu sensibles aux normes européennes.
Le risque d’un vide stratégique est donc réel si Bruxelles ne transforme pas sa posture réglementaire en capacité industrielle.
La guerre économique comme matrice d’interprétation
Dans ce contexte, les États-Unis pourraient chercher à restaurer leur légitimité normative tout en désamorçant les critiques européennes, tout en maintenant leur mainmise sur les segments technologiques critiques via des filiales "reconfigurées".
Pour l’Europe, l’enjeu est double : affirmer un modèle alternatif crédible, fondé sur la transparence, la pluralité et la protection des droits fondamentaux ; mais aussi éviter de devenir un terrain d’affrontement entre puissances numériques étrangères. L’établissement d’un cyberespace européen réellement autonome passe par une approche stratégique intégrée, alliant diplomatie numérique, intelligence économique et politiques industrielles robustes.
Conséquences pour les utilisateurs et les médias
Quant aux médias, ils pourraient bénéficier d’un rééquilibrage du pouvoir de distribution de l’information, aujourd’hui capté par les algorithmes de Google et Meta. Mais là encore, cela nécessite des modèles économiques alternatifs viables, ainsi qu’une capacité à reconquérir l’attention des publics dans un environnement moins centralisé.
Loin d’être un fantasme, cette perspective traduit un besoin croissant de rééquilibrer les rapports entre innovation, souveraineté et bien commun. Pour l’Europe, l’enjeu n’est pas seulement de “suivre” les évolutions américaines, mais de se positionner en tant que force normative et industrielle capable d’influencer l’avenir du numérique global.
À cette condition seulement, la souveraineté technologique européenne pourra cesser d’être un slogan pour devenir une réalité géostratégique.
A propos de l'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
English Summary
The text explores the possibility of a new digital framework, focusing on the pressure exerted by US authorities on digital giants (GAFAM) due to monopolistic practices. It examines how this situation raises the issue of digital sovereignty in Europe, which remains heavily dependent on GAFAM infrastructure despite regulatory efforts.
Guiseppe Gagliano suggests that the idea of dismantling these companies, although complex and potentially destabilizing, could open up opportunities for European players, but also pose risks in the face of Asian competition. Ultimately, the issue of dismantling is presented as a major geopolitical challenge, involving a redefinition of global power relations and the need for Europe to develop its own industrial capacity to assert its digital sovereignty.