STRATEGIES

Vietnam, la diplomatie du bambou : l’art d’allier flexibilité diplomatique et stratégie économique. Entretien avec Jean-Philippe Eglinger


Jacqueline Sala
Lundi 24 Novembre 2025


Longtemps cantonné à une posture défensive, le Vietnam déploie aujourd’hui une stratégie plus affirmée : souplesse diplomatique et ambitions économiques s’entrelacent pour transformer ses fragilités en atouts d’influence. Jean‑Philippe Eglinger décrypte cette « diplomatie du bambou » qui désamorce les tensions tout en ouvrant la voie à des offensives ciblées, redéfinissant ainsi les contours de la puissance régionale vietnamienne.



Jean‑Philippe Eglinger dans son article paru au CR451 nous invite à repenser le rôle du Vietnam sur la scène internationale en montrant comment un pays longtemps perçu comme prudent et réactif combine subtilement souplesse diplomatique et ambitions économiques affirmées. Son analyse met en lumière une stratégie où la « diplomatie du bambou » sert autant à désamorcer les tensions qu’à préparer des offensives économiques ciblées, transformant des vulnérabilités historiques en leviers d’influence. À travers exemples récents et lectures stratégiques, l’article trace la trajectoire d’un État qui, sans renoncer à la prudence, redessine les contours de sa puissance régionale. Nous nous sommes entretenus avec lui.
Retrouvez l’article sur le site du CR45
Vietnam, la diplomatie du bambou : l’art d’allier flexibilité diplomatique et stratégie économique. Entretien avec Jean-Philippe Eglinger

Comment définissez vous la "diplomatie du bambou" dans le contexte vietnamien et en quoi diffère t elle des approches diplomatiques classiques

En 2016, M. Nguyễn Phú Trọng, alors secrétaire général du Parti Communiste Vietnamien, présentait l’art diplomatique de Hồ Chí Minh à l’occasion du 29e plénum de la Diplomatie. Il caractérisa cette diplomatie par « flexibilité et sa volonté de cultiver l’amitié du plus grand nombre de pays dans une situation gravement conflictuelle, sans s’alénier durablement les pays démocratiques, comme la base d’une « école de diplomatie unique, fortement imprégnée de l’identité du “bambou vietnamien” : souple mais ferme, humaniste mais obstiné, faisant preuve de douceur et de fermeté, connaissant le contexte global, se connaissant soi-même autant que l’autre... incarnant l’âme et l’esprit vital du peuple vietnamien[[1]]  ».
 
Cette théorisation de l’approche de la « diplomatie du Bambou » s’accentua avec la promulgation de la Directive 25-CT/TW (8/08/2018) du Comité Central du Parti Communiste Vietnamien concernant « la promotion de la diplomatie multilatérale du Vietnam ». Cette Directive insiste sur « le rôle pivot, de premier plan ou de médiation du Vietnam dans les affaires internationales, devant correspondre aux capacités et aux intérêts du Vietnam »[[2]].

Par ailleurs, lors du 13e Congrès national du Parti communiste vietnamien (PCV) en janvier 2021, la diplomatie multilatérale a été élevée à un nouveau niveau dans les objectifs généraux de la politique étrangère du Vietnam.
 
La très célébrée « diplomatie du bambou » insiste sur la flexibilité et un pragmatisme assumé dans les relations internationales.
Elle est enracinée dans l’indépendance et l’intérêt national et vise à développer et maintenir des relations équidistantes avec toutes les puissances importantes pour en maximiser les bénéfices et réduire l’incertitude stratégique nourrie par la rivalité systémique entre les États-Unis et la Chine.
 
C’est une l’école diplomatique d’une puissance moyenne qui doit s’arrimer solidement à l’Asie du Sud-Est et qui explore et valorise dans différentes enceintes régionales et internationales des « niches diplomatiques » telles que la diplomatie environnementale (changement climatique, pollution plastique…), la diplomatie de l’eau, la diplomatie numérique, la diplomatie énergétique, l’autonomisation des femmes et l’égalité de genre, la médiation et la réconciliation placés au sommet des efforts de (re)construction de la paixx. [[3]].
 
Une des déclinaisons de la diplomatie du Bambou est la signature des partenariats stratégiques (de différents niveaux) tous azimuts[[4]] . Avec comme difficulté de savoir de qui le Vietnam est-il vraiment l’allié...
 
De part la constitution de son identité nationale forgée par une volonté farouche d’indépendance (độc lập), l’approche vietnamienne de la « diplomatie du Bambou » consiste à garder une équidistance avec ses principaux partenaires. Et ce sur tous les fronts. La volonté de neutralité (trung lập) peut néanmoins faire courir au Vietnam le risque de pouvoir se retrouver isolé (Cô lập).
 
[[1]]url:#_ftnref1 Thuy T. Do, « Vietnam’s Emergence as a Middle Power in Asia: Unfolding the Power– Knowledge Nexus », Journal of Current Southeast Asian Affairs, vol. 41, n° 2, mars 2022, p. 279–302 (https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/18681034221081146). Sur les acteurs, leurs perceptions, et les grandes étapes de la diplomatie publique au Việt Nam : Vu Lam, Public Diplomacy in Vietnam. National Interests and Identities in the Public Sphere, Londres/New York, Routledge, 2023, chapitre 4.
 
[[2]]url:#_ftnref2 A 2025, le Vietnam compte un total de 25 pays comme partenaires stratégiques, dont 13 sont au rang de partenaires stratégiques globaux.
 
 
[[3]] « […] một trường phái ngoại giao độc đáo, mang đậm bản sắc “cây tre Việt Nam”- mềm mại mà cứng cỏi, nhân ái mà quật cường, biết nhu biết cương, biết thời biết thế, biết mình biết người,... thể hiện tâm hồn và khí phách của dân tộc Việt Nam » : « Phát biểu của Tổng Bí thư tại Hội nghị Ngoại giao lần thứ 29 » [Discours du Secrétaire Général à la 29Conférence Diplomatique], Báo Điện tử Chính phủ [Journal électronique du gouvernement] 22 août 2016 (https://baochinhphu.vn/print/phat-bieu-cua-tong-bi-thu-tai-hoi-nghi-ngoai-giao-lan-thu-29-102207908.htm).
 

Quelles preuves empiriques ou événements récents vous ont conduit à parler d’une transition de la "guerre économique du défensif à l’offensif" ?

J’ai en tête 3 exemples. Les signes d’un basculement du Vietnam vers une guerre économique offensive apparaissent dans plusieurs événements récents. Le soupçon de cyber‑vol impliquant Vingroup [[5]] - [[6]] , directement ou par proxy, illustre une volonté d’aller chercher des avantages technologiques au-delà des frontières nationales.

Dans le même temps, un grand groupe industriel militaire vietnamien s’est déplacé en France, non seulement pour approcher des start‑ups dans des secteurs sensibles, mais aussi pour mettre en place des centres de recherche et développement conjoints avec certaines universités et entreprises, une manière de contourner les restrictions liées aux licences d’exportation sur des produits stratégiques.

À cela s’ajoute l’activisme de l’AVSE (entre autres), réseau d’experts vietnamiens à l’étranger, qui participe à la diffusion de compétences et à la constitution de relais d’influence. Enfin, le rachat d’entreprises étrangères par des groupes « semi‑étatiques » très en lien avec les plus hautes autorités du pays, comme MK, confirme que Hanoï ne se contente plus de défendre ses positions mais cherche désormais à s’implanter directement dans des secteurs clés à l’international. Ensemble, ces éléments dessinent une stratégie assumée de passage à l’offensive.
 

[[5]] A 2025, le Vietnam compte un total de 25 pays comme partenaires stratégiques, dont 13 sont au rang de partenaires stratégiques globaux.
 
[[6]] A 2025, le Vietnam compte un total de 25 pays comme partenaires stratégiques, dont 13 sont au rang de partenaires stratégiques globaux.

Quels sont les principaux instruments économiques (investissements, sanctions non officielles, chaînes d’approvisionnement, cyber économie…) que le Vietnam mobilise pour passer à l’offensive, et avec quels partenaires ou contre quels acteurs ?

Le Vietnam déploie une palette d’instruments économiques et d’influence qui dépasse largement le cadre strict des investissements ou des sanctions.

Le pays s’appuie d’abord sur son réseau diplomatique, mobilisant ses ministères et agences pour tisser des liens stratégiques. Il valorise également une partie de sa diaspora, dont l’ancrage à l’étranger constitue un relais précieux, tout comme les associations d’amitié qui maintiennent des connexions avec les partis communistes encore en place. À cela s’ajoute l’attraction de grands investisseurs internationaux, mais aussi la coopération avec des universités et incubateurs, qui deviennent des vecteurs d’innovation et de transfert de compétences.

Les réseaux d’anciens étudiants formés en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Russie jouent un rôle discret mais efficace dans la circulation des idées et des opportunités. Sur le plan interne, Hanoï mise sur la formation, avec la création d’universités privées, et sur la simplification administrative grâce à la numérisation. Enfin, le développement de centres culturels vietnamiens à l’étranger, véritables prolongements officieux des ambassades, permet d’ancrer durablement la présence du pays dans les sociétés partenaires et de renforcer son offensive économique et diplomatique.
 

Dans quelle mesure cette posture offensive est elle dictée par des contraintes internes (développement, stabilité politique) versus des pressions externes (rivalités régionales, relations avec la Chine et les États Unis) ?

Le Vietnam articule sa posture offensive à la fois autour de contraintes internes et de pressions externes, mais il le fait en mobilisant un récit historique qui sert de boussole politique. À l’image de la Chine et d’autres puissances régionales, Hanoï fixe ses objectifs de long terme en les inscrivant dans des jalons symboliques : l’horizon 2030 correspond au centenaire de la création du Parti communiste indochinois, tandis que 2045 marque les cent ans de la proclamation de l’indépendance nationale.
 
Ces repères nourrissent une mobilisation des esprits et donnent une cohérence aux ambitions de développement politique et économique. Dans cette logique, le Vietnam affiche clairement sa volonté de se hisser parmi les trois pays les plus influents de l’ASEAN, tant sur le plan économique que politique.

Cette stratégie offensive vise aussi à offrir au pays une plus grande latitude pour s’adapter à un environnement international mouvant, marqué par les rivalités régionales et les rapports complexes avec la Chine et les États‑Unis.

Quelles conséquences géopolitiques et économiques anticipez vous pour l’ASEAN et l’équilibre régional si le Vietnam poursuit cette stratégie, et quelles réponses devraient envisager ses voisins et partenaires ?

Le besoin de compter plus sur sa puissance économique afin d’être en mesure d’être écouté sur la scène régionale et internationale et de pouvoir pleinement déployer leurs objectifs détaillés dans la « Diplomatie du Bambou », à savoir : « C’est l’école diplomatique d’une puissance moyenne qui doit s’arrimer solidement à l’Asie du Sud-Est et qui explore et valorise dans différentes enceintes régionales et internationales des « niches diplomatiques » telles que la diplomatie environnementale (changement climatique, pollution plastique…), la diplomatie de l’eau, la diplomatie numérique, la diplomatie énergétique, l’autonomisation des femmes et l’égalité des genres, la médiation et la réconciliation placés au sommet des efforts de (re)construction de la paix ».

Peut-être une remarque plus personnelle, un conseil, un rendez-vous…

Les autorités vietnamiennes ont la volonté de réussir malgré les difficultés et ont un système politique qui leur permet de prendre des décisions en s’affranchissant (autant que faire se peut) de l’opinion publique. Ils ont donc toutes les cartes en main pour poursuivre leur progression...

Ce que nous pouvons retenir...

L’analyse de Jean‑Philippe Eglinger montre un Vietnam qui conjugue souplesse diplomatique et montée en puissance économique, transformant prudence stratégique en capacité d’action proactive. Ce basculement, s’il reste mesuré, redessine les équilibres régionaux et impose aux partenaires et rivaux de repenser leurs approches face à un acteur désormais à la fois discret et résolument influent.

Jean‑Philippe Eglinger, docteur de l’INALCO, est un spécialiste du Vietnam où il a vécu et travaillé dès les années 1990, notamment à l’Ambassade de France à Hanoï.

Après une carrière internationale dans les télécommunications, il fonde Việt Pháp Strategies pour rapprocher PME françaises et vietnamiennes.

Responsable des formations en alternance à l’INALCO, il enseigne les affaires vietnamiennes et la communication interculturelle, tout en publiant régulièrement sur les dynamiques économiques et diplomatiques du pays.