Le Cahier des Tendances

Le courage moins fréquenté* Par Anna Elviro. Conflit, vérité, humanité : et si l’époque avait peur de vivre ?

* Allusion au titre du livre de Scott Peck « Le chemin le moins fréquenté. Apprendre à vivre avec la vie »


Jacqueline Sala
Lundi 30 Juin 2025


Conflit, vérité, humanité : et si l’époque avait peur de vivre ? …
Inspiré par la lecture des Masques tombent de Charles Rojzman, par la vie et par de fortes imperfections personnelles.




Le courage & la conquête

Quand on évoque le courage, les premières images qui viennent sont souvent spectaculaires.
Un chevalier partant à la bataille pour combattre le mal. Peut-être Tom Cruise, qui, à plus de 60 ans, continue de repousser les limites du possible… sans cascadeurs. Ou encore un grimpeur solitaire qui escalade le mont Everest en plein hiver.
Les images archétypiques semblent bien ancrées dans notre inconscient collectif. Pourtant, le monde a profondément changé — passant d’une époque de conquête à une époque de complexité, du QI à l’AI, de l’explicite à l’implicite.
Alors, que signifie le courage aujourd’hui ? Est-ce encore une affaire de bravoure, ou tout autre chose ?

Des combats extérieurs vers des combats intérieurs.

Nous vivons une époque où la guerre physique, avec ses armes de destruction, s’intensifie — et on la suit en direct dans les médias. Mais parallèlement, d’autres combats, beaucoup moins visibles, se jouent dans les esprits, en silence, à travers des microglissements souterrains. Ce sont des combats internes qui impactent nos relations, notre coopération, notre vivre-ensemble.

Souvent, ils émergent sous forme de choix paradoxaux, plus ou moins conscients : Partager ce que je vis réellement, au risque d’être jugé ? Me montrer tel que je suis, au risque d’être rejeté ? Accepter le débat, le conflit, au risque de l’inconfort ? Ou bien porter un masque socialement acceptable, juste pour préserver une tranquillité apparente ?
À force de valoriser l’intelligence mentale, le QI, nous semblons tomber dans une forme d’aveuglement protecteur face aux émotions désagréables et aux instincts moralement répréhensibles ce qui est en train de nous priver du contact avec ce que nous vivons réellement.

Et ce qui nous manque ici, profondément, ce n’est pas tant la sécurité physique — mais cette sécurité psychologique, sans laquelle il devient impossible d’oser, de dire, de se relier.

Les mots sont aussi des murs

Nous nous sommes entourés de murs de mots peu à peu appauvris de leur substance comme bienveillance, non-jugement, consensus, convergence qui finissent par fausser la réalité.
Sous couvert de politiquement correct, ils nous empêchent d’exprimer ce que nous vivons réellement… parfois même jusqu’à ne plus être capables de le ressentir. Comme si une forme de paresse, ou de surprotection mentale, nous chuchotait : laisse tomber, sinon ça va prendre trop de temps, trop d’énergie… c’est trop risqué. A quoi bon…

Le courage de se voir mauvais

Et si le courage, avant tout, consistait à commencer par soi ? Avoir le courage de se regarder en face, tel que l’on est, sans se juger. Reconnaître que nous portons tous une part d’ombre, nichée au cœur même de nos qualités et de nos valeurs. Que nous ne sommes pas toujours bons, respectueux ou honnêtes — même si nous aimons partir en croisade pour défendre ces idéaux.

Peut-être que le vrai courage, c’est justement d’accepter que l’on puisse aussi être injuste, mauvais, irrespectueux… et que cela fait simplement partie de notre humanité.

Vers des collectifs plus « vrais »

Cette acceptation, cette conscience, pourraient — à plus grande échelle — aider à guérir nos collectifs de ces violences douces, enveloppées de bienveillance faussée. Ne plus se cacher derrière une communication non violente, le positif à tout prix ou la répression des émotions. Être dans une communication non violente mais confrontante, accepter que le négatif même non exprimé œuvre et que les émotions ne se laissent pas réprimer si facilement. Oser entrer en débat. Monter au créneau quand je ne suis pas d’accord. Dire sa vérité, plutôt que chercher une vérité absolue ou universelle.

C’est ce que Charles Rojzman appelle le conflit, en le distinguant clairement de la violence. Dans Les masques tombent, il écrit :
« Refuser le conflit, c’est ouvrir la voie à la violence. C’est refouler les peurs légitimes, au risque qu’elles resurgissent plus tard sous une forme brutale, irrationnelle, incontrôlée. »

La vérité et le courage dans les organisations

Appliqué aux entreprises et aux organisations, le courage prend tout son sens.
Et si, là aussi, nous reformulions le mot « vérité » ? Non pas une vérité formatée, calibrée pour cocher toutes les cases du politiquement correct ou de la culture d’entreprise, mais une vérité vécue, authentique — issue de l’expérience, des doutes, des tensions réelles du terrain. Ne redonnerait-elle pas un peu plus de corps, de vigueur, à nos vies dans les organisations ? En nous connectant à ce que nous sommes vraiment — pas toujours bienveillants, ni politiquement corrects, mais vrais.

Créer des espaces où l’on peut se confronter sans s’effondrer, dire sans mépriser, écouter sans rejeter, débattre sans disqualifier. Travailler notre propre peur de la contradiction. Apprendre à accueillir la confrontation comme un espace vivant, et non comme un danger.

Dans Les masques tombent, Charles Rojzman écrit :
« Le vivre-ensemble n’est possible que s’il repose sur la reconnaissance des conflits. La paix sociale ne naîtra pas de l’effacement artificiel des tensions, mais de leur expression, de leur confrontation. Nous devons sortir de l’utopie anesthésiante du consensus, et redonner toute sa place au conflit démocratique. Le conflit, c’est la reconnaissance de l’autre comme interlocuteur, et non comme ennemi absolu. C’est l’acceptation que nos valeurs ne sont pas universelles par nature, mais doivent être débattues, défendues, parfois opposées à d’autres. »

* Allusion au titre du livre de Scott Peck « Le chemin le moins fréquenté. Apprendre à vivre avec la vie »

Il est de ces livres qui ne flattent pas le lecteur, mais qui l’élèvent. *Le chemin le moins fréquenté*, de Scott Peck, appartient à cette catégorie rare. Dès la première phrase, le ton est donné : « La vie est difficile. » Et c’est précisément parce qu’elle l’est que ce livre vaut la peine d’être lu.

Dans une prose à la fois claire et exigeante, le psychiatre américain mêle psychologie, spiritualité et introspection pour nous rappeler que la croissance personnelle passe par l’effort. Il parle de discipline non comme d’un fardeau, mais comme d’une clef. Il redonne ses lettres de noblesse à l’amour, non pas celui que l’on subit, mais celui que l’on choisit, patiemment, en toute conscience.
Au fil des pages, Peck aborde la spiritualité avec une liberté rafraîchissante, loin de tout dogme. Et lorsqu’il évoque la grâce, il touche à une forme de poésie lucide — cette part de mystère qui, parfois, nous dépasse et pourtant nous porte.

Ce n’est pas un livre que l’on survole. C’est un compagnon de route, un miroir qui nous invite à ne pas fuir les zones d’ombre. À une époque où l’instantané règne, Peck propose un autre tempo : celui du courage, de la vérité et de la responsabilité.
Merci à Anna Elviro de nous l'avoir fait redécouvrir !

A propos d'Anna Elviro

Anna Elviro, coach d’organisation spécialisée dans les paradoxes et les contradictions, invite les professionnels à s’ouvrir à de nouvelles options et à découvrir des pistes d’action concrètes. De plus, deux jeux inédits sont disponibles dans l’ouvrage, en téléchargement pour permettre aux lecteurs de s’exercer et de mettre en pratique les concepts présentés.
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