Management

Le travail a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Par Jan-Cédric Hansen


Jacqueline Sala
Mardi 23 Septembre 2025


Dans un monde en perte de repères au niveau social, sanitaire, économique, environnemental et sécuritaire, le sens du travail trouve-t-il encore un écho chez l’entrepreneur, le dirigeant et les salariés ?



Le travail a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Par Jan-Cédric Hansen
Entre quête de réalisation personnelle et exigence d’utilité sociale, les attentes des entrepreneurs, dirigeants et salariés ne cessent d’évoluer. Philosophie, sociologie, psychologie et cindyniques offrent des clés précieuses pour éclairer cette réflexion.

Une question ancienne

Dès l’Antiquité, les philosophes se sont interrogés sur le rapport de l’homme à son travail.

Pour Aristote, le travail manuel est une nécessité subalterne, le loisir et la contemplation constituant la véritable «vie bonne».
À l’inverse, Hegel y voit une médiation : en travaillant, l’homme transforme la nature et se transforme lui-même.
Hannah Arendt, au XXᵉ siècle, distingue le labeur (nécessité biologique), l’œuvre (construction durable) et l’action (dimension politique).
Cette typologie demeure pertinente pour comprendre si le travail relève de la simple survie, d’une contribution collective ou de l’expression de la liberté.
Paul Ricoeur, quant à lui, insiste sur la reconnaissance qu’apporte le travail : « le travail prend sens lorsqu’il permet d’être reconnu par autrui et par la société ».
 

L’apport des sociologues

Les sociologues prolongent cette réflexion.

Pour Durkheim, le travail fonde la cohésion sociale en produisant de la solidarité, mécanique dans les sociétés traditionnelles, organique dans les sociétés modernes.
Marx introduit une rupture : dans le capitalisme, le travail devient aliénation, l’ouvrier étant dépossédé du fruit de son labeur.

Aujourd’hui, cette aliénation touche aussi les entrepreneurs et les dirigeants, réduits parfois à de simples rouages de logiques financières.
Dominique Méda questionne pour sa part la centralité du travail et invite à réévaluer son rôle face à d’autres sphères d’épanouissement.
Boltanski et Chiapello montrent comment le capitalisme contemporain a récupéré les idéaux d’autonomie et de créativité pour accroître flexibilité et exigences. La tension entre intégration et aliénation traverse ainsi toujours les débats contemporains.
 

Et du côté de la psychologie ?

Le sens du travail se construit au croisement de l’identité professionnelle, de la motivation et de la reconnaissance.

Christophe Dejours rappelle que le terme « travail » vient de tripalium (instrument de torture), soulignant sa dimension ambivalente : à la fois source de réalisation et de souffrance.

Lorsque l’organisation empêche le « travail bien fait », l’atteinte à la dignité et à la santé mentale est manifeste et touche tout autant les salariés que les entrepreneurs.
Les récentes revendications agricoles, dénonçant l’impossibilité de « bien faire » du fait de réglementations contradictoires, en sont une illustration.
Les travaux de Michael F. Steger confirment que le sens au travail est corrélé à une meilleure santé psychologique, à l’engagement et à la résilience : le travail ne se réduit pas qu'à une tâche, il doit être perçu comme utile, aligné sur les valeurs de l’individu et reconnu par les pairs. Une revendication de plus en plus marquée chez les jeunes.
 

Le recours aux cindyniques

Les cindyniques, science des dangers conceptualisée par Georges-Yves Kervern, offrent un cadre original pour analyser ces tensions.

Le sens du travail pour les entrepreneurs, les dirigeants ou les salariés y apparaît comme une construction fragile mais décisive, articulée autour de cinq axes : valeurs, règles, finalités, données et savoirs.

Sur le plan axiologique, dignité, reconnaissance et autonomie constituent des repères fondamentaux. Dans le travail bien fait, l’entrepreneur, le dirigeant ou le salarié se sent respecté et capable de contribuer à un projet plus grand que lui. Mais lorsque ces valeurs vacillent – dignité niée, reconnaissance occultée – le travail perd sa force intégratrice.

L’axe déontologique renvoie aux normes, devoirs et règles sociales qui encadrent l’activité. Elles protègent contre certaines vulnérabilités, mais peuvent aussi devenir étouffantes, sources de frustration lorsqu’elles brident le jugement ou l’innovation de l’entrepreneur, du dirigeant ou du salarié.

L’axe téléologique interroge les buts poursuivis. Le travail doit s’inscrire dans une finalité claire – transformer, créer, produire, contribuer à la société – et s’aligner avec les aspirations personnelles et collectives. Sans horizon, l’activité de l’entrepreneur, du dirigeant ou du salarié se vide de sens et peut virer à l’aliénation.

L’axe statistique met en évidence une multitude de paramètres insuffisamment croisés et dont la valeur informative est sous-exploitée : niveau de satisfaction, engagement, qualité de vie au travail, santé mentale, taux de démissions ou d’absentéisme, fréquence des accidents ou maladies professionnelles, récurrence des burn-out. Trop souvent sous-estimées par les décideurs, ces données constituent pourtant des signaux essentiels pour anticiper vulnérabilités, fragilités ou pertes de sens.

Enfin, l’axe épistémique concerne les modèles d’interprétation appliqués à ces données. Un même taux d’absentéisme peut être lu comme un indicateur RH neutre, comme un symptôme de désorganisation ou comme le signe d’une aliénation profonde, selon la grille de lecture mobilisée. Philosophie, sociologie ou psychologie offrent chacune des cadres qui éclairent différemment la réalité.

Donner sens au travail suppose donc non seulement de collecter des données, mais surtout de choisir et d’assumer les modèles d’analyse qui transforment l’information brute en connaissance utile.
 

L’approche cindynique dégage une conclusion forte

Le sens du travail repose sur l’équilibre entre ces cinq dimensions.

Lorsque les valeurs sont bafouées, les règles absurdes, les finalités floues, les signaux de souffrance ignorés (pour soi-même ou pour ses salariés) ou les modèles d’interprétation absents, le travail devient source d’usure et de désengagement que l’on soit entrepreneur, dirigeant ou salarié.

À l’inverse, lorsqu’il est pensé dans toutes ses dimensions – valeurs partagées, normes comprises et intégrées, finalités claires, recueil intelligent des données et mobilisation des modèles interprétatifs adéquats – il redevient un levier de réalisation personnelle, de productivité pertinente, de santé et de qualité de vie au travail et de cohésion sociale/sociétale.

Dans une société où la perte de sens se diffuse dans toutes les sphères, les entreprises comme les institutions ne peuvent se satisfaire d’approches simplistes.

Ce n’est pas une question accessoire mais un enjeu stratégique : une organisation qui redonne du sens ne produit pas seulement du profit, elle consolide son capital humain, son utilité sociale et sociétale, sa résilience et donc, in fine, sa pérennité.
 

A propos de Jan-Cédric Hansen

Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd - http://www.stratadviser.com/