Le biais de l'angle mort

Quand la désinformation devient invisible : comment l'intelligence économique peut-elle survivre à l'ère de la manipulation cognitive ? @Thierry Lafon

Thierry Lafon Dr PhD 博士 Chercheur associé au laboratoire CeReGe (UR 13564) axe Intelligence Stratégique Internationale chez Université de Poitiers


Jacqueline Sala
Jeudi 20 Novembre 2025


Dans un monde où 69% de la population mondiale est connectée à Internet, où les algorithmes façonnent nos perceptions et où les deepfakes rivalisent avec la réalité, la désinformation n'est plus une anomalie mais la norme. Stéphanie Brochot et Thierry Lafon, dans leur ouvrage "Intelligence Économique 3.0"(1) à paraître en fin d'année, sonnent l'alarme : nous sommes entrés dans l'ère de la "maskirovka généralisée", où distinguer le vrai du faux devient un acte de résistance cognitive. Leur diagnostic est sans appel : sans méthodes scientifiques rigoureuses pour qualifier l'information, l'Intelligence Économique ne sera bientôt plus qu'une "caisse de résonance" amplifiant les narratifs d'influence, plongée dans les mécanismes de cette guerre invisible qui se joue dans nos cerveaux.




LA SOCIETE DE L'INFORMATION : PARADIS DE LA DESINFORMATION

Nous vivons un paradoxe saisissant. Jamais l'humanité n'a eu accès à autant d'informations gratuites et instantanées. Pourtant, jamais il n'a été aussi difficile de distinguer le vrai du faux. Stéphanie Brochot et Thierry Lafon identifient la racine du problème : la société de l'information a consacré la non-sélectivité. Nous sommes "abreuvés d'inutile, de faux ou d'accessoire" tandis que l'économie de la connaissance exige patience, réflexion et mise en relation contextuelle des données.

Cette saturation informationnelle n'est pas accidentelle. Elle résulte de l'exploitation systématique de nos vulnérabilités psychologiques élaborée par la publicité et les narratifs, ce que les auteurs nomment dans ses formes les plus abouties les "trois visages de la guerre cognitive" : la Cognitive Warfare (instrumentalisation de l'opinion publique), la Narrative Warfare (contrôle des récits collectifs) et la Memetic Warfare (diffusion virale de fragments ludiques orientant subtilement nos perceptions). Ils s’ajoutent à ce que l’on croit savoir identifier, la Propagande et les Fake-News.

Le mécanisme est redoutable : les opérations d'influence modernes exploitent nos biais cognitifs – notamment le biais de cadrage et le biais de confirmation – pour "verrouiller les représentations adverses" en saturant notre environnement cognitif de signaux cohérents mais partiels. Ce que les auteurs appellent l'"enfermement cognitif" citant Fabrice Frossard et Christian Harbulot devient alors une arme stratégique qui limite notre capacité à réévaluer les données et détecter les incohérences.
 

L'AUTOMATISATION DE LA MANIPULATION : QUAND L'IA DEVIENT FAUSSAIRE

L'avènement de l'intelligence artificielle générative a démultiplié exponentiellement ces capacités de manipulation. Les travaux de Kosinski, Stillwell et Graepel révèlent qu'un simple historique de "likes" Facebook permet de prédire nos traits de personnalité avec une fiabilité supérieure à celle de nos proches. Cette découverte a ouvert la voie au "psychological targeting" : l'adaptation automatique du cadrage d'un message au profil psychologique de la cible, augmentant l'efficacité persuasive de 40% par rapport aux messages standardisés.

Plus inquiétant encore, les réseaux génératifs adverses (GAN) permettent désormais de créer des deepfakes indétectables : 96% des sujets ne parviennent pas à distinguer un visage généré artificiellement d'un visage réel sur des séquences de moins de 10 secondes. Lorsque ces contenus synthétiques sont intégrés dans des stratégies de micro-ciblage, ils activent ce que Petty et Cacioppo nomment la "route périphérique de persuasion" : l'émotion prime sur la vérification factuelle. Démonter de telles arnaques provoque un effet de stress sur la cible et disqualifie le « redresseur du vrai ». Il lui en veut de l’avoir privé de dopamine.

Les modèles de langage de dernière génération franchissent un nouveau cap : Kreps et al. démontrent que 73% des articles d'actualité générés par l'IA sont jugés rédigés par des humains, rendant la désinformation politique "presque indiscernable du journalisme authentique, tout en ramenant le coût marginal de production à pratiquement zéro".
 

LA REPONSE DU SMIST : UNE METHODE SCIENTIFIQUE CONTRE L'ENFERMEMENT COGNITIF

Face à cette "maskirovka généralisée", Brochot et Lafon proposent une révolution méthodologique appelée pour la distinguer de l’IE du Rapport Martre et de l’IE 2.0 développée par Philippe Clerc, Henri Dou et Alain Juillet, le Système de Management de l'Information Stratégique (SMISt). Leur approche repose sur l'application rigoureuse de la méthode hypothético-déductive au cycle du renseignement, inspirée des travaux d'Isaac Ben-Israël.

Le protocole est contre-intuitif mais redoutablement efficace :

1. Ne retenir que les faits bruts, en faisant abstraction du caractère officiel de la source, de la qualité du discours et de son articulation logique. Cette étape neutralise le biais de cadrage et les manipulations émotionnelles.

2. Tenter systématiquement d'infirmer ces faits en recherchant des informations susceptibles de les invalider. Cette démarche inverse la logique habituelle de confirmation et ouvre le champ des possibles informationnels.

3. Formuler des hypothèses respectant les critères de scientificité poppériens (falsifiabilité, parcimonie, cohérence, pouvoir prédictif), y compris celles que "la censure qualifie de complotistes".

4. Soumettre ces hypothèses à un processus d'infirmation systématique, en recherchant contre-exemples, opinions divergentes et scénarios alternatifs ; toujours sur la base de faits que l’on tente systématiquement d’infirmer.

5. Conserver toutes les hypothèses qui résistent aux tentatives d'infirmation, maintenant ainsi ouvert le champ des possibles.

Cette approche transforme les vulnérabilités cognitives en leviers d'efficacité analytique. L'expérimentation menée sur quarante mois dans un grand groupe français révèle des résultats spectaculaires : capacité d'anticipation de 70 à 86% selon les domaines traités, identification de 6 à 10 fois plus d'informations critiques que les dispositifs traditionnels de veille, et surtout, résistance naturelle aux techniques de désinformation et d'influence.

Le projet européen RECOBIA confirme cette efficacité : "l'introduction d'un "devil's advocate" algorithmique réduit les erreurs de 28%". La systématisation de l'approche critique neutralise le biais de confirmation qui transforme traditionnellement les dispositifs de veille en "caisses de résonance" des discours dominants.
 

LES CONSEQUENCES FATALES DE L'INACTION

Les auteurs sont catégoriques : sans méthodes scientifiques de qualification de l'information, l'Intelligence Économique devient contre-productive. Trois scénarios catastrophes se dessinent :

Premier scénario : la régression vers la veille passive. Lorsque l'Intelligence Économique se limite à collecter l'information sans la qualifier rigoureusement, elle amplifie mécaniquement les opérations d'influence. Les grilles d'évaluation traditionnelles (autorité de la source, précision, objectivité) favorisent systématiquement les sources établies – précisément celles qui disposent des moyens de mener des campagnes sophistiquées de communication corporate ou institutionnelle.

Deuxième scénario : l'illusion de maîtrise. O'Reilly observait dès 1980 que "la surinformation augmente la satisfaction et diminue la qualité de la prise de décision". Frion en a fait la démonstration éclatante en 2012 : un dispositif d'Intelligence Économique qui produit un flux continu d'informations non qualifiées génère un "engorgement des neurones" et retarde la décision, tout en donnant l'illusion dangereuse d'une maîtrise informationnelle.

Troisième scénario : la vulnérabilité stratégique. Les cas Alstom, Alcatel-Lucent, Technip, Pechiney et Lafarge illustrent comment la combinaison d'un choc réputationnel (révélation d'informations incriminantes), de pénalités financières et de pression réglementaire extraterritoriale constitue un accélérateur de vulnérabilité stratégique. Sans capacité à détecter en amont les opérations d'influence visant à déstabiliser l'organisation, l'Intelligence Économique ne peut remplir sa fonction de protection du patrimoine informationnel.
 

VERS UNE INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE PSYCHOLOGIQUEMENT INFORMEE

Une des contributions majeures de Brochot et Lafon réside dans leur démonstration que la compréhension fine des mécanismes psychosociaux permet non seulement d'éviter les effets négatifs des biais cognitifs, mais d'exploiter leur potentiel constructif. Le biais de confirmation, neutralisé par la méthode hypothético-déductive, devient moteur de recherche exhaustive d'informations contradictoires. L'effet de halo, maîtrisé par la qualification systématique des sources, se transforme en capacité d'évaluation critique des narratifs d'influence.

L'expérimentation pédagogique confirme l'efficacité de cette approche : amélioration d'un facteur 6 de l'assimilation par rapport aux verbatims traditionnels de l'Intelligence Économique. Plus significatif encore, les résultats restent similaires quel que soit le pays, l'enseignant ou la langue utilisée, démontrant la robustesse universelle de la méthode.

La conclusion s'impose avec la force de l'évidence : à l'ère de la guerre cognitive, l'Intelligence Économique doit opérer sa révolution copernicienne. Elle ne peut plus se contenter d'accumuler l'information ; elle doit développer une véritable ingénierie de l'incertitude, capable de cartographier l'ignorance stratégique et de transformer les angles morts informationnels en avantages concurrentiels. Comme le rappellent les auteurs en citant Sénèque : "Inveniet viam, aut faciet" – elle trouvera un chemin, ou en créera un. L'alternative est simple : évoluer vers une discipline scientifiquement fondée et psychologiquement informée, ou devenir l'instrument involontaire des manipulateurs de l'ombre.
 

A propos de Stéphanie Brochot

Double expertise en psychologie sociale et cognitive (Master 2) et en protection économique, défense et sécurité de l'information (Mastère spécialisé). Militaire de réserve (Armée de l'air et de l'espace) et membre du CEFCYS, Stéphanie Brochot oeuvre à l'intersection de la compréhension humaine et de la protection stratégique.

A propos de Thierry Lafon

Docteur et enseignant-chercheur en Intelligence économique et gestion de crise, Thierry Lafon est titulaire d'un MBA à l'EGE, avec 30 ans d'expérience au sein de La Poste Groupe, d'ETI et de PME. Expert en analyse stratégique, projets IT et achats responsables. Réserviste citoyen (Gendarmerie Nationale), créateur et administrateur national du Collège Enseignant-Chercheur du SYNFIE et membre fondateur du Cercle K2. Il es passionné par la résilience organisationnelle et la transmission académique.