
La fin de l'illusion du « doux commerce »
Pendant longtemps, l'Occident a cru que la mondialisation effaçait les rapports de force : le commerce adoucirait les mœurs, la libre-circulation des biens et des capitaux suffirait à stabiliser la planète.
Éric Delbecque rappelle, dans l'émission « Échiquier 21 », que cette vision s'est effondrée : la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, le retour des sanctions croisées ont montré la fragilité des chaînes de valeur et la nécessité de retrouver une souveraineté industrielle et sanitaire.
Éric Delbecque rappelle, dans l'émission « Échiquier 21 », que cette vision s'est effondrée : la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, le retour des sanctions croisées ont montré la fragilité des chaînes de valeur et la nécessité de retrouver une souveraineté industrielle et sanitaire.
Dans ce monde où la compétition redevient brutale, l'économie cesse d'être un simple domaine technique : elle redevient un instrument de puissance et parfois d'affrontement.
La naissance d'une école française
Cette prise de conscience n'est pas nouvelle : dès 1994, le fameux Rapport Martre avait posé les bases d'une politique nationale d'intelligence économique. C'est dans ce sillage que Christian Harbulot, passé par l'Aditech puis le Centre de prospective et d'évaluation du ministère de la Recherche, fonde avec le général Pichot-Duclos l'École de guerre économique (EGE).
Ce pionnier au profil atypique – ni purement académique, ni seulement praticien – va mêler formation, recherche appliquée et influence intellectuelle, démontrant que protéger le tissu industriel et capter la connaissance stratégique relève d'une mission régalienne au même titre que la défense militaire.
L'esprit de combat : la leçon israélienne
Christian Harbulot insiste : l'intelligence économique n'est pas de la documentation, c'est un combat pour la survie et l'influence. Il cite le Mossad : certaines opérations, comme l'infiltration au Liban contre le Hezbollah, se préparent sur dix à quinze ans, exigeant patience, cohérence politique et culture stratégique.
Cette culture du long terme, héritée des fondateurs de l'État d'Israël, a permis au pays de rester maître de ses priorités vitales malgré les crises. La France, au contraire, a souvent traité l'intelligence économique comme un appendice bureaucratique, perdant l'esprit de lutte qui avait animé ses ingénieurs et industriels dans les Trente Glorieuses.
Guerre économique, cognitive et informelle
Philippe Clerc, président de l'Académie d'intelligence économique, rappelle que la guerre économique désigne l'ensemble des confrontations industrielles, commerciales, financières et technologiques menées par les États pour affirmer leur puissance.
À ce premier cercle s'ajoute la guerre cognitive, concept théorisé très tôt par Harbulot : la connaissance elle-même devient un instrument de domination. Loin d'être un facteur spontané de paix, le savoir peut être capté et orienté ; l'exemple d'Internet, né sous l'égide de la DARPA pour des objectifs militaires avant de devenir une plateforme mondiale, illustre cette instrumentalisation.
À l'intérieur de la guerre cognitive se niche la guerre informationnelle, centrée sur l'usage offensif de l'information : désinformation, storytelling, manipulation de données et d'opinions. Delbecque rappelle que Moscou en reste un acteur majeur, perfectionnant depuis des décennies l'art de l'influence invisible.
L'aveuglement des élites françaises
Trente ans après le Rapport Martre, Harbulot dresse un constat sévère : les élites politiques et économiques françaises n'ont jamais pleinement intégré cette culture de puissance.
À l'exception d'Édith Cresson, peu de dirigeants ont saisi l'enjeu ; nombre de responsables du CAC 40 ont continué de percevoir la Chine comme un simple marché émergent innovant, sans voir qu'il s'agissait d'un régime autoritaire à stratégie globale, utilisant l'ouverture économique comme levier géopolitique.
Cette myopie stratégique a coûté cher : désindustrialisation, dépendance technologique, faiblesse face aux sanctions extraterritoriales américaines et incapacité à protéger le capital scientifique national.
La bataille pour la donnée et l'IA
Philippz Clerc insiste sur un autre front : la guerre des publications scientifiques et de la donnée. Les États-Unis, en finançant massivement leurs universités et en attirant chercheurs étrangers et bases de données, ont capté le savoir mondial en sciences dures, sociales et économiques, le transformant en avantage compétitif et militaire.
Aujourd'hui, la montée en puissance de l'intelligence artificielle rend cette maîtrise des données encore plus décisive : les pays qui contrôlent les flux d'information et l'IA imposeront leurs standards industriels et sécuritaires. L'Europe, et la France en particulier, risquent d'être reléguées au rang d'importateurs de technologies si elles ne réinvestissent pas massivement dans la recherche et les infrastructures numériques souveraines.
Mémoire longue et stratégie européenne
Christian Harbulot et Philippe Clerc appellent à renouer avec une « mémoire longue », rappelant que la France disposait jadis de structures publiques de veille et de planification capables de défendre ses intérêts industriels.
Dans un contexte de chaos géopolitique, de fragmentation du multilatéralisme et de rivalité sino-américaine, l'Europe ne pourra peser que si elle réarme intellectuellement et économiquement, redonnant priorité à la formation d'élites stratégiques, à la sécurité des chaînes d'approvisionnement et à la gestion souveraine de la donnée scientifique.
Un avertissement pour demain
À l'heure où la technologie bouleverse les équilibres de puissance et où l'IA promet de remodeler la hiérarchie mondiale, le message des pionniers d'« Échiquier 21 » résonne comme un avertissement : sans culture du combat économique et cognitif, pas de puissance politique durable.
La France et l'Europe doivent cesser de considérer l'intelligence économique comme un luxe ou un exercice académique : il s'agit d'une condition de survie stratégique dans le siècle de la compétition totale.
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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