Les citoyens paraissent ballotés entre méfiance généralisée et sur-exposition numérique. Cette ambivalence traduit-elle une mutation durable du rapport à la vérité ?
Oui, cette ambivalence est durable.
Elle reflète un inconfort face à des systèmes d’information devenus trop rapides et trop instables. Au fond, cette tension dit quelque chose de plus profond : les citoyens n’ont pas renoncé à la vérité, ils peinent simplement à la reconnaître dans un flux où tout se vaut et tout circule. Cette fatigue cognitive nourrit une forme de doute permanent, non par choix mais par saturation. Quant au rapport à la vérité, je ne pense pas qu’il disparaisse. Il se brouille plutôt et il se trouve que c’est ce brouillage qui devient la nouvelle norme
Elle reflète un inconfort face à des systèmes d’information devenus trop rapides et trop instables. Au fond, cette tension dit quelque chose de plus profond : les citoyens n’ont pas renoncé à la vérité, ils peinent simplement à la reconnaître dans un flux où tout se vaut et tout circule. Cette fatigue cognitive nourrit une forme de doute permanent, non par choix mais par saturation. Quant au rapport à la vérité, je ne pense pas qu’il disparaisse. Il se brouille plutôt et il se trouve que c’est ce brouillage qui devient la nouvelle norme
Vous évoquez l’importance de la réduction des asymétries d’information entre plateformes et autorités publiques. Quelles seraient les premières étapes concrètes ?
Les autorités publiques ne peuvent agir que si elles disposent d’une information fiable.
Or aujourd’hui ce que nous constatons c’est que beaucoup de données essentielles restent inaccessibles : flux de recommandations, signaux de classement, métriques d’exposition. La première étape est donc de rendre ces données auditables. Sans cela, le discours sur la transparence passe mal. Au-delà de ses considérations, je pense qu’il convient de s’assurer de doter les régulateurs de compétences techniques suffisantes pour interpréter ces données et dialoguer d’égal à égal avec les ingénieurs des plateformes. Sans cette montée en capacité, l’accès à l’information ne suffit pas ; il faut aussi être en mesure de l’utiliser
Or aujourd’hui ce que nous constatons c’est que beaucoup de données essentielles restent inaccessibles : flux de recommandations, signaux de classement, métriques d’exposition. La première étape est donc de rendre ces données auditables. Sans cela, le discours sur la transparence passe mal. Au-delà de ses considérations, je pense qu’il convient de s’assurer de doter les régulateurs de compétences techniques suffisantes pour interpréter ces données et dialoguer d’égal à égal avec les ingénieurs des plateformes. Sans cette montée en capacité, l’accès à l’information ne suffit pas ; il faut aussi être en mesure de l’utiliser
Votre ouvrage souligne aussi la responsabilité des médias. Est-ce une défaillance conjoncturelle ou un phénomène plus profond lié à leurs modèles économiques ?
Il est vrai que le secteur a raté lamentablement la transition numérique.
En tout cas il n’a pas été suffisamment réactif pour adapter son offre aux nouvelles habitudes de consommation de l’information et la révolution Atawad. Aujourd’hui la crise économique se double d’une crise de mission. Le lien entre les rédactions et les publics s’est pour ainsi dire brisé et il est difficile à reconstruire. C'est un phénomène que l'on remarque un peu partout de la France au Maroc, en passant par d’autres régions où les mêmes tensions se répètent : pression à la vitesse, rédactions démotivées, précarisation des conditions de travail, dépendance aux plateformes, et affaiblissement du temps long qui faisait autrefois l’ossature du travail journalistique.
Cette mutation structurelle pèse bien plus que les aléas conjoncturels.
En tout cas il n’a pas été suffisamment réactif pour adapter son offre aux nouvelles habitudes de consommation de l’information et la révolution Atawad. Aujourd’hui la crise économique se double d’une crise de mission. Le lien entre les rédactions et les publics s’est pour ainsi dire brisé et il est difficile à reconstruire. C'est un phénomène que l'on remarque un peu partout de la France au Maroc, en passant par d’autres régions où les mêmes tensions se répètent : pression à la vitesse, rédactions démotivées, précarisation des conditions de travail, dépendance aux plateformes, et affaiblissement du temps long qui faisait autrefois l’ossature du travail journalistique.
Cette mutation structurelle pèse bien plus que les aléas conjoncturels.
Oui mais quel lien avec la désinformation ?
Ce lien est direct. Lorsqu’un média perd sa mission, il perd aussi sa capacité à structurer le débat public. La désinformation prospère précisément dans ces interstices : quand les rédactions n’ont plus les moyens de vérifier, de hiérarchiser ou d’expliquer, d’autres acteurs occupent l’espace avec des contenus plus rapides, plus émotionnels, moins exigeants.
Votre analyse montre que les modèles publicitaires créent une incitation permanente à la polarisation. Comment inverser cette dynamique ?
Changer cette dynamique suppose de modifier les incitations.
Tant que la valeur économique sera indexée sur l’engagement, les biais de visibilité resteront. Il n’existe pas de solution unique, mais plusieurs pistes convergent : revoir la transparence sur les systèmes de recommandation, encadrer certaines pratiques publicitaires, et renforcer l’accès indépendant aux données pour permettre des audits plus sérieux.
À terme, l’enjeu est simple : si l’économie de l’attention continue de récompenser le conflit plutôt que la fiabilité, aucune réforme ne tiendra.
Tant que la valeur économique sera indexée sur l’engagement, les biais de visibilité resteront. Il n’existe pas de solution unique, mais plusieurs pistes convergent : revoir la transparence sur les systèmes de recommandation, encadrer certaines pratiques publicitaires, et renforcer l’accès indépendant aux données pour permettre des audits plus sérieux.
À terme, l’enjeu est simple : si l’économie de l’attention continue de récompenser le conflit plutôt que la fiabilité, aucune réforme ne tiendra.
Certains critiques soutiennent que lutter contre la désinformation revient à ouvrir la voie à des formes de censure douce. Comment répondez-vous à cette inquiétude ?
L’inquiétude est légitime.
Le meilleur antidote reste la transparence des procédures : expliquer comment on détecte, comment on arbitre, et qui décide. Sans cette clarté, la lutte contre la désinformation peut vite être perçue comme un filtre opaque. Mais lorsqu’on rend visibles les critères, les seuils et les instances de contrôle, on réduit le risque de dérive. L’objectif n’est pas de trier les opinions, mais de garantir que les citoyens savent sur quoi reposent les décisions. C’est cette lisibilité qui permet de préserver la confiance tout en évitant l’écueil de la censure insinuée.
Le meilleur antidote reste la transparence des procédures : expliquer comment on détecte, comment on arbitre, et qui décide. Sans cette clarté, la lutte contre la désinformation peut vite être perçue comme un filtre opaque. Mais lorsqu’on rend visibles les critères, les seuils et les instances de contrôle, on réduit le risque de dérive. L’objectif n’est pas de trier les opinions, mais de garantir que les citoyens savent sur quoi reposent les décisions. C’est cette lisibilité qui permet de préserver la confiance tout en évitant l’écueil de la censure insinuée.
L’idée d’une labellisation des sites d’information, avancée récemment par le président Macron, soulève des enjeux économiques et démocratiques importants. Ce type de mécanisme peut-il réellement aider les citoyens, ou risque-t-il de créer une hiérarchie artificielle de la confiance ?
La labellisation répond à une intention louable.
Cependant à mon sens sa portée réelle serait modeste. Une labellisation rassure surtout ceux qui font déjà confiance aux médias reconnus. Elle n’a quasiment aucun effet sur les publics aimantés par les contenus douteux : ces audiences-là vivent dans un écosystème parallèle où les labels « officiels » sont interprétés comme un signe de collusion.
Par ailleurs, je ne pense pas que les lecteurs se rendent sur un site parce qu’il est certifié. Ils y atterrissent parce qu’il répond à leurs besoins – émotionnels, identitaires, communautaires. Un macaron n’inverse pas ces logiques. Enfin, la désinformation prospère sur les réseaux, pas sur les sites institutionnels. Labelliser les seconds revient à sécuriser un périmètre déjà relativement sain.
Cependant à mon sens sa portée réelle serait modeste. Une labellisation rassure surtout ceux qui font déjà confiance aux médias reconnus. Elle n’a quasiment aucun effet sur les publics aimantés par les contenus douteux : ces audiences-là vivent dans un écosystème parallèle où les labels « officiels » sont interprétés comme un signe de collusion.
Par ailleurs, je ne pense pas que les lecteurs se rendent sur un site parce qu’il est certifié. Ils y atterrissent parce qu’il répond à leurs besoins – émotionnels, identitaires, communautaires. Un macaron n’inverse pas ces logiques. Enfin, la désinformation prospère sur les réseaux, pas sur les sites institutionnels. Labelliser les seconds revient à sécuriser un périmètre déjà relativement sain.
Oui mais certains y voient malgré tout un outil de clarification dans un environnement saturé. Sous quelles conditions une telle labellisation pourrait-elle être crédible et utile ?
Il faut éviter toute impression que l’État distribue des certificats de bonne conduite médiatique.
Même avec les meilleures intentions, ce risque de perception est réel et pourrait affaiblir la confiance plutôt que la renforcer. Une labellisation n’a de sens que si elle repose sur des critères transparents, indépendants et audités.
L’expérience montre que les dispositifs qui fonctionnent sont ceux qui associent des acteurs variés : autorités de régulation, journalistes, chercheurs, sociétés civiles. Cela suppose une gouvernance solide et une capacité à rendre compte régulièrement du processus.
Même avec les meilleures intentions, ce risque de perception est réel et pourrait affaiblir la confiance plutôt que la renforcer. Une labellisation n’a de sens que si elle repose sur des critères transparents, indépendants et audités.
L’expérience montre que les dispositifs qui fonctionnent sont ceux qui associent des acteurs variés : autorités de régulation, journalistes, chercheurs, sociétés civiles. Cela suppose une gouvernance solide et une capacité à rendre compte régulièrement du processus.
Votre ouvrage invite implicitement à penser la lutte contre la désinformation en tant que politique sociale, au même titre que l’éducation ou la santé ?
Oui, nous sommes en droit de le penser dans une certaine mesure. La désinformation touche davantage les publics fragilisés, ceux qui ont un accès limité aux ressources éducatives ou institutionnelles.
La traiter comme une politique sociale permettrait de reconnaître sa dimension collective. C’est un investissement pour la stabilité démocratique. Et cela oblige à changer d’échelle : on ne parle plus seulement de vérification de faits ou de modération, mais de conditions de vie, de confiance dans les institutions, de capacité à naviguer dans un environnement informationnel saturé.
En ce sens, c’est bien une politique de prévention, au même titre que d’autres politiques sociales qui visent à réduire les vulnérabilités plutôt qu’à courir derrière leurs effets.
La traiter comme une politique sociale permettrait de reconnaître sa dimension collective. C’est un investissement pour la stabilité démocratique. Et cela oblige à changer d’échelle : on ne parle plus seulement de vérification de faits ou de modération, mais de conditions de vie, de confiance dans les institutions, de capacité à naviguer dans un environnement informationnel saturé.
En ce sens, c’est bien une politique de prévention, au même titre que d’autres politiques sociales qui visent à réduire les vulnérabilités plutôt qu’à courir derrière leurs effets.
Comment concilier littératie médiatique, inclusion numérique et contrainte budgétaire dans des services publics déjà sous tension ?
Il faut sortir d’une vision strictement scolaire de l’éducation aux médias et à l’information (EMI).
Ce n’est pas un module, mais un effort continu qui nécessite un portage collectif. Cela nécessite des moyens, mais surtout une vision : penser l’EMI comme une politique publique de cohésion. Dans un contexte budgétaire contraint, cela suppose d’identifier les leviers les plus accessibles : soutenir les médiateurs de terrain, mutualiser les ressources pédagogiques, et intégrer l’inclusion numérique aux services déjà existants plutôt que de créer des dispositifs isolés.
L’enjeu n’est pas de multiplier les programmes, mais de rendre chaque point de contact public un lieu où l’on réduit un peu la vulnérabilité informationnelle.
Ce n’est pas un module, mais un effort continu qui nécessite un portage collectif. Cela nécessite des moyens, mais surtout une vision : penser l’EMI comme une politique publique de cohésion. Dans un contexte budgétaire contraint, cela suppose d’identifier les leviers les plus accessibles : soutenir les médiateurs de terrain, mutualiser les ressources pédagogiques, et intégrer l’inclusion numérique aux services déjà existants plutôt que de créer des dispositifs isolés.
L’enjeu n’est pas de multiplier les programmes, mais de rendre chaque point de contact public un lieu où l’on réduit un peu la vulnérabilité informationnelle.
Merci Mohamed Benabi. d'avoir accepté de répondre à nos questions.
A propos de Mohamed Benabid
Mohamed Benabid est un journaliste et universitaire marocain, né à Casablanca en 1968. Après des études de médecine, il se tourne vers le journalisme et la recherche en sciences de gestion et en communication. Rédacteur en chef du quotidien L’Économiste pendant près de quinze ans, il a accompagné les grandes mutations du paysage médiatique marocain. Parallèlement, il enseigne à l’Université Mohammed VI Polytechnique, où il croise réflexion académique et pratique journalistique.
Son parcours, à la fois dans les médias et la recherche, lui confère une double légitimité pour analyser les enjeux contemporains de l’information et de la désinformation.
Il participe au ThinkTank de l'UM6P Policy center for the new South.
https://www.linkedin.com/in/mbenabid/
A propos de Mounir Rochdi
Mounir Rochdi est un spécialiste international de l’intelligence économique, fort de plus de vingt ans d’expérience dans la conduite de projets stratégiques à travers plus de vingt pays.
Docteur en intelligence compétitive et fondateur du think tank panafricain ThinkTankers, il occupe aujourd’hui la fonction de vice‑président de l’Académie de l’Intelligence économique, où il contribue activement aux travaux de recherche, de formation et de structuration de la discipline

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